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« Laboratoires artistiques. L’Âge d’or des musées de moulages universitaires français (1876-1914) ». Rencontre avec Soline Morinière, lauréate du Prix du musée d’Orsay en 2021

À l’occasion de la parution de son ouvrage Laboratoires artistiques. L’Âge d’or des musées de moulages universitaires français (1876-1914), le 15 octobre 2025, aux éditions Mare et Martin, nous avons souhaité rencontrer Soline Morinière pour présenter le travail qu’elle a mené autour de ces collections singulières, fondatrices pour l’enseignement de l’histoire de l’art à la fin du XIXᵉ siècle.
Cet ouvrage est issu d’une thèse de doctorat intitulée « Laboratoires artistiques. Genèse des collections de tirages en plâtre dans les universités françaises (1876-1914) », menée sous la direction de Dominique Jarrassé, professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université Bordeaux Montaigne et à l’École du Louvre, soutenue en 2018. Ce travail de recherche retrace la genèse et le développement des collections universitaires de moulages entre 1876 et 1914, dans le contexte de la grande vague de constructions publiques du XIXᵉ siècle qui vit s’élever, dans chaque grand centre universitaire français, de véritables « palais des facultés ». Après avoir périclité au cours du XXᵉ siècle, ces « musées de moulages » connaissent depuis les années 2010 un véritable regain d’intérêt. L’étude explore aussi l’histoire des enseignements, de l’archéologie et du patrimoine liée à ces collections.
En 2021, cette recherche a été distinguée par le Prix du musée d’Orsay qui en a salué l’ampleur, la rigueur et l’originalité.

Cette image représente la couverture de l'ouvrage de Soline Morinière, sur laquelle on voit une photographie ancienne en noir et blanc montrant plusieurs copies en plâtre de sculptures antiques représentant des personnages mythologiques nus ou drapés, montés sur des piédestaux.

François Blanchetière. Chère Soline, l’annonce de votre prix de thèse, en 2021, fut une très bonne nouvelle, et pour ainsi dire une surprise : je me suis réjoui de voir décerner ce prix à un travail consacré à des objets qui, jusque récemment, étaient à peine regardés comme des œuvres. Le musée d’Orsay lui-même n’a pas, ou quasiment pas, de moulages dans ses collections. Ce prix reconnaît également, et bien sûr avant tout, la qualité de votre travail académique. Pouvez-vous nous dire, en quelques mots, d’où vous est venu ce sujet, quelles en sont les racines ?

Soline Morinière. Merci beaucoup cher François. Ce sujet est né en 2009-2010, lors de mes premières années de recherche à l’École de Louvre, où j’ai consacré mon mémoire de 1re année de 2nd cycle au musée des Moulages de la faculté des lettres de Montpellier. Ce sujet avait été proposé à Corinne Jouys Barbelin, alors chargée d’études documentaires au musée du Louvre et directrice de mon mémoire, par Rosa Plana Mallart, professeure d’archéologie à l’université de Montpellier. Cette université est la seule, en France, à avoir conservé un musée de moulages au sein de son campus. Cette étude s’inscrivait dans le cadre du projet de sa refonte muséographique et de sa réouverture (fig. 1), auquel était associé le musée du Louvre. J’ai bénéficié pour ce travail du suivi et des conseils avisés de Rosa Plana Mallart et d’Élisabeth Le Breton, chargée de la collection de plâtres du musée du Louvre. C’est au cours de ce premier mémoire de recherche que je me suis livrée à un recensement, à l’échelle de la France, des collections universitaires de moulages utilisées pour l’enseignement de l’archéologie et de l’histoire de l’art, tant celles qui existaient encore que celles qui avaient disparu.

Cette photographie montre l'intérieur d'une salle de musée contemporain où sont exposés des statues et des reliefs en plâtre blanc, sur des socles métalliques noirs.
Fig. 1. Le musée des Moulages de l’université de Montpellier Paul-Valéry après sa réouverture en 2015.
Photo © Alexia Seguin, musée des Moulages – UMPV (2021)

J’ai ensuite choisi, pour sujet de 2de année de 2nd cycle de l’École du Louvre, l’étude, à la fois matérielle et documentaire, de la collection de l’université de Bordeaux, alors en dépôt au musée d’Aquitaine depuis la fin des années 1970 (fig. 2). Ce travail s’intégrait au programme de recherche sur le patrimoine artistique de l’université Bordeaux Montaigne porté par Marion Lagrange, qui y est maîtresse de conférences. Dans ce programme, les moulages en plâtre occupaient une place importante1. Je me suis intéressée aux questions de récolement, de mise en exposition, de conservation et de documentation de cette collection.

L’intérêt pour ce sujet et le potentiel d’une étude à l’échelle nationale m’a ensuite amenée à m’engager, en 2011, dans une thèse sur la genèse et le rôle des collections de tirages en plâtre formées pour l’enseignement de l’archéologie et de l’histoire de l’art au sein des facultés de lettres françaises. Ces moulages font partie intégrante de l’histoire culturelle, de l’histoire de l’enseignement et des collections du XIXe siècle.

Cette photographie montre une réserve de musée : sur une longue planche sont installées des sculptures en plâtre blanc, représentant des personnages antique debout, disposées en rang très serré. Dans le fond, d'autres sculptures en plâtres sont posées sur un mur à mi-hauteur.
Fig. 2. La collection de l’université de Bordeaux en dépôt au musée d’Aquitaine, février 2011.
Photo © Soline Morinière

Existe-t-il une tension entre histoire antique et histoire contemporaine autour de la question du moulage ?

Oui, inhérente à la notion même de moulage et de reproduction. Dans le contexte universitaire, ces objets existent pour témoigner de l’art du passé, et intéressent tout particulièrement les enseignants en histoire de l’art antique, mais ils sont fabriqués à un moment radicalement autre : on peut donc les étudier sous l’angle des problématiques de ce moment de fabrication, de leur réalité matérielle et intellectuelle, dans le cadre d’une recherche qui pourrait être autant en histoire qu’en histoire de l’art. Ce point, précisément, m’a été la cause de quelques hésitations au moment de mon inscription en doctorat. À ce titre, la reconnaissance que le musée d’Orsay a bien voulu apporter à mon travail est vraiment significative et importante à mes yeux.

En effet, on a pu voir, en dix ans, l’évolution du regard porté sur ce sujet. Vous avez commencé ce travail de recherche en 2011, peu de temps avant une prise de poste professionnel, en archéologie, c’est bien cela ?

C’est en effet en 2012 que j’ai été nommée au poste de responsable de la documentation scientifique au Service régional de l’archéologie de la Direction régionale des Affaires culturelles (DRAC) d’Alsace, devenue ensuite Grand Est. Ce rapprochement géographique avec l’université de Strasbourg s’est révélé bénéfique pour mon sujet de recherche car il m’a permis d’étudier de près l’une des collections posées en modèle pour les universités françaises, la gypsothèque formée par l’Allemand Adolf Michaelis (fig. 3), et d’exploiter le fonds d’archives Michaelis conservé à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg. En outre, j’ai pu collaborer avec Jean-Yves Marc, professeur d’archéologie et responsable de la gypsothèque de l’université de Strasbourg, et bénéficier de son appui. À sa demande, je me suis investie avec quelques étudiants en master et en doctorat dans la création de l’Association étudiante du musée Adolf-Michaelis, dans la formation des étudiants au récolement et à l’inventaire des collections de plâtres, tout en siégeant au conseil scientifique de l’association, jusqu’à mon départ de Strasbourg en 2018. Cette situation a été très stimulante, favorisant la poursuite de mes recherches en parallèle d’une activité professionnelle exercée à temps plein.

Cette image montre deux photographies collées sur une feuille de papier. Elles représentent des vues anciennes de salles de musées dans lesquelles sont disposées des scultpures en plâtre blanc : des personnages debout, des bustes sur des corniches sur des murs à mi-hauteur, une longue frise sculptée en relief, en haut du mur.
Fig. 3. Vue ancienne du musée des Moulages de l’université de Strasbourg, Hermessaale (salle d’Hermès), entre 1884 et 1897, tirages photographiques sur papier albuminé montés sur carton
Strasbourg, Bibliothèque de la Maison interuniversitaire des Sciences de l’Homme – Alsace, fonds Adolf-Michaelis, DI.XL.1
Photo : Domaine public

Le soutien que j’ai trouvé à Strasbourg a été fondamental, mais il y en a eu d’autres : mon sujet s’est trouvé aussi encouragé et porté par le réseau de tous les professeurs, enseignants, membres des universités qui s’intéressent à ces collections et tentent de les sortir de l’oubli. En 2014, j’ai intégré le réseau Gypsothèques : créé en 2010 et piloté par Élisabeth Le Breton, ce réseau rassemble les responsables de collections de plâtres et chercheurs spécialistes du sujet. Le Prix du musée d’Orsay est aussi une forme de reconnaissance pour toutes celles et tous ceux qui travaillent aujourd’hui sur ces collections, ce dont je suis très heureuse.

Que sont ces collections universitaires ? Comment se sont-elles constituées et comment ont-elles intégré ces institutions d’enseignement que sont les universités ?

L’histoire de ces collections est rythmée par quelques jalons importants. Le premier, en 1876, est la création des quatre premières chaires d’archéologie dans les facultés de lettres françaises, dans un contexte de réforme de l’enseignement supérieur. Georges Perrot est nommé à la Sorbonne à Paris, Maxime Collignon à Bordeaux, Gustave Bloch à Lyon et Albert Lebègue à Toulouse. On parle de chaire d’archéologie pour la Sorbonne et de chaires d’antiquités grecques et latines en province. Dès le 5 avril 1876, avant même qu’il ait réellement commencé ses premiers cours à la Sorbonne, Georges Perrot demande, dans une lettre au vice-recteur de l’université de Paris, l’obtention d’une salle de dépôt pour les dessins et les plâtres qu’il montrera au public lors de ses cours. Les premiers achats véritablement attestés datent de 1877, à Paris et à Bordeaux. En 1882, Maxime Collignon est missionné en Allemagne par le ministère de l’Instruction publique pour étudier l’organisation de l’enseignement de l’archéologie, le matériel mis à disposition des étudiants et, tout spécifiquement, les musées de moulages universitaires allemands. La publication de son rapport dans la Revue internationale de l’enseignement diffuse rapidement, au sein des facultés, l’importance de cet enseignement et l’idée de collections qui lui sont associées. Maxime Collignon y défend qu’une « chaire d’archéologie doit être pourvue d’une collection de moulages, comme une chaire de chimie doit être complétée par un laboratoire2 ». Les années 1880 sont ainsi marquées par le développement et la multiplication des enseignements d’archéologie et d’histoire de l’art antique. La mise en place de salles dédiées aux collections de plâtres à l’université de Toulouse a lieu entre 1884 et 1886, l’inauguration de la collection de l’université de Bordeaux en 1886 (fig. 4), les premiers achats à Dijon, Grenoble, Rennes, Nancy et Aix se font autour de 1887, à Poitiers et à Lille en 1889, à Besançon en 1889 et à Caen en 1890.

Cette image montre une photographie ancienne en noir et blanc fixée sur une feuille plus large, jaunie, sur laquelle on lit en bas : "Université de Bordeaux, Faculté des Lettres, Musée d'archéologie, Cours de l'Intendance". La photographie représente une salle de musée ancien dans laquelle sont exposées de très nombreuses statues antiques sur des socles. Elles sont très proches les unes des autres et donnent une impression de profusion voire de surcharge. Les murs sont intégralement couverts de frises et de reliefs sculptés.
Fig. 4. Vue ancienne du musée d’archéologie de la faculté des lettres de Bordeaux, vers 1886, tirage photographique sur papier albuminé, Jules Alphonse Terpereau
Bordeaux, université Bordeaux Montaigne, album Terpereau
Photo : Domaine public

Les années 1890 marquent une double rupture. D’une part, on voit naître un enseignement de l’histoire de l’art pour les périodes plus récentes, le Moyen Âge et l’époque moderne principalement : de nouvelles chaires sont créées, ou bien les chaires existantes sont transformées et voient leur périmètre élargi. D’autre part, c’est aussi dans ces années que se forment les grands musées de moulages universitaires : la collection de Montpellier est inaugurée en 1890, la collection de Lille en 1895, celles de Paris et de Lyon se forment entre 1893 et 1899. Le musée des Moulages de Lyon, inauguré en 1899, est alors considéré comme le plus beau, le plus majestueux des musées de moulages universitaires français (fig. 5). Il reçoit une médaille à l’Exposition universelle de 1900.

Cette photographie ancienne en noir et blanc montre une salle de musée ancienne de forme circulaire. Le long du mur sont disposées des statues antiques, nues ou drapées, placées sur des socles, faisant face à une statue d'Athéna guerrière placée au centre de la pièce, le bras levée, coiffée d'un casque. Devant elle figurent deux pièces ornées de reliefs sculptés. L'ensemble crée une impression de mise en scène théâtrale.
Fig. 5. Vue ancienne du musée des Moulages d’art antique de l’université de Lyon, salle V, 1936, tirage photographique, anonyme
Lyon, université Lumière Lyon 2, musée des Moulages
Photo © musée des Moulages, université Lumière Lyon 2

Est-ce à ce moment que l’on observe un changement de perspective ? La ressource pédagogique se transforme-t-elle en collection permanente, en musée ? À quel moment intervient cette prise de conscience ?

Les années 1880 sont le cadre d’une grande phase de reconstruction des bâtiments universitaires, qu’on a appelés les palais des facultés. On y observe une place croissante dédiée aux collections, une structuration des espaces en galeries et en enfilades de salles qui permettent d’avoir un déroulé de l’histoire de l’art pour les périodes antiques avec une extension des collections à l’art médiéval et moderne. L’université de Toulouse aménage deux salles dès 1884-1886, mais la vraie prise de conscience se matérialise avec l’inauguration, en 1886, du palais universitaire de Bordeaux. En effet, son projet architectural a montré des variations dans la place accordée à cette collection : à un moment donné, il a même été question qu’elle soit exposée dans une salle des pas perdus, où elle aurait pu être visible de tous les étudiants et de tous les visiteurs. Finalement, on lui dédie une salle de 120 mètres carrés ; cependant, dès l’inauguration, le ministère juge la salle trop petite et demande à ce qu’une cour intérieure du palais soit couverte pour abriter le musée des Moulages. Cette cour était d’une superficie de 250 mètres carrés, ce qui est déjà exceptionnel pour l’époque. Les projets suivants, à Montpellier, Lille et Lyon, consacrent aux moulages des espaces de plus en plus grands. À Montpellier, c’est une enfilade d’une petite dizaine de salles ; à Lyon, le musée s’étend sur 1 300 mètres carrés.

Ce vrai changement d’échelle est lié à la personne de Louis Liard, professeur de philosophie à la faculté des lettres de Bordeaux et adjoint au maire chargé de l’Instruction publique. Il est, à ce titre, chargé du projet de construction du palais des facultés de lettres et de sciences de Bordeaux. À Bordeaux comme ailleurs, à cette époque, les facultés de lettres ne possédaient en général au mieux qu’une salle de conférences, un amphithéâtre, une salle de travail et un bureau des professeurs, parce que les besoins comme les moyens étaient réduits. Louis Liard a cette capacité à se projeter dans l’avenir et à imaginer ce que devrait être l’université. Dès le projet de Bordeaux, une salle est dévolue aux collections. À partir de 1884, il devient directeur de l’enseignement supérieur au ministère de l’Instruction publique, et à ce titre il vise tous les projets des constructions qui ont lieu à partir de la fin des années 1880 et dans les années 1890. Les documents d’archives montrent que c’est lui qui donne cette impulsion centrale vers l’accroissement de l’espace dévolu aux collections universitaires.

Peut-on en dire un mot ? La date de 1876 représente une véritable impulsion, dans un contexte politique et sociétal de consolidation de la République. On peut évoquer aussi le contexte culturel, avec la création du musée du Trocadéro en 1879 par Viollet-le-Duc, tandis que l’École des Beaux-Arts s’était dotée, dans la même logique de ce que vous avez décrit, d’un véritable musée des moulages dans la cour vitrée du Palais des Études, en 1876 également. Sont-ils des modèles ?

En termes de modèles, j’ai beaucoup analysé les exemples étrangers parce qu’en effet, la défaite franco-prussienne a eu des conséquences sur la réforme universitaire. Si l’on envoie Maxime Collignon en Allemagne en 1882, c’est pour étudier un modèle qui a démontré sa supériorité, dans une logique de concurrence. Cependant, les modèles français sont présents dans les sources de l’époque. L’École des Beaux-Arts est à la fois un modèle et un anti-modèle : on l’envie pour l’importance de la collection, pour l’intérêt des œuvres qui sont présentées, mais les universitaires distinguent très clairement les collections qui sont créées pour l’enseignement artistique, envisagées plutôt comme un répertoire de formes, des collections universitaires qui, elles, doivent adopter une organisation rigoureuse, dans un contexte de construction scientifique de la discipline, et doivent pouvoir s’enrichir des nouvelles découvertes pour se tenir à jour de l’avancée de la science archéologique.

Le principe de la cour vitrée de l’École nationale des Beaux-Arts de Paris3 se retrouve à Bordeaux, à Paris et à Nancy. La collection du Louvre est citée pour modèle, tandis que le musée de Sculpture comparée, créé en 1879 puis inauguré en 1882 au sein du palais du Trocadéro avec des collection principalement dédiées au Moyen Âge et non à l’Antiquité, est, à l’époque, plus marginal. Il le sera moins par la suite, dans le cadre d’une diversification chronologique et stylistique.

D’autres missions ont eu lieu après celle de Collignon. En 1897, Paul Vitry, attaché au musée du Louvre, est chargé d’étudier les musées d’enseignement en Allemagne : il explique dans son rapport que les collections universitaires allemandes sont restées très centrées sur l’Antiquité et que les universités s’appuient plutôt, pour les périodes récentes, sur les musées publics. Il estime que ce modèle ne serait pas applicable en France, où les musées de province pourraient difficilement servir de références pour les universités. Par conséquent, ce serait aux universités elles-mêmes de développer des sections consacrées à l’art médiéval et à l’art moderne. Il souligne que, pour ces périodes, le musée de Sculpture comparée peut devenir un modèle pour les collections universitaires.

Peut-on dire que ces réformes de l’enseignement supérieur et cet effort important déployé pour développer les institutions et les bâtiments s’inscrivent dans un projet républicain, avec une dimension politique et philosophique ?

Oui, indubitablement, c’est un projet qui est porté par l’administration centrale, c’est-à-dire par le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, et plus particulièrement par la direction de l’Enseignement supérieur. Un élément est notable : tout au long de la période à laquelle je me suis intéressée, tandis que les ministres se succèdent à un rythme effréné, ce que l’on pourrait imaginer représenter une difficulté pour mener de tels projets sur le temps long, seuls quatre directeurs de l’enseignement supérieur se sont succédé : ils ont véritablement porté la continuité de la réforme, jusqu’à la loi de 1896 relative à la constitution des universités. Cette dernière donne le nom d’« universités » aux anciennes facultés et les encourage à s’ancrer davantage dans leurs territoires, ce qui mène à l’intégration de leurs collections dans l’échelon local et à leur spécialisation.

En outre, s’il s’agit d’abord d’un projet national, impulsé et soutenu financièrement par le ministère dont le rôle est fondamental, à l’échelon local les facultés réussissent à mobiliser les municipalités, les mécènes, les sociétés savantes et les sociétés d’amis des universités qui se créent à la même époque : ce contexte favorise également la création de ces collections. Le matériel pédagogique est un préalable nécessaire au développement de l’enseignement, mais l’efficacité des moulages le fait aussi évoluer, contribuant à sa popularisation. Certaines facultés de lettres bénéficient d’un enseignement en histoire de l’art ou en archéologie et, en conséquence, créent les collections pédagogiques qui y sont associées ; d’autres vont d’abord créer les collections parce qu’elles espèrent être dotées ensuite de l’enseignement qui les accompagnera… Ce qui n’arrive pas toujours, comme à Dijon : la faculté de lettres constitue une collection consacrée à l’art antique, souhaitant établir un cours d’archéologie, et privilégie finalement, à la fin du XIXe siècle, l’enseignement de l’art bourguignon.

Cette image montre une plaque de relief sculpté, sur laquelle figurent trois silhouettes de personnages dont deux sont très abîmée (surface grattée, tête manquante…) et trois béliers.
Fig. 6. Tirage en plâtre, intégral et grandeur nature, d’une plaque de la frise des Panathénées, frise nord, relief VI (porteurs d’hydries) d’après un original du Ve siècle avant J.-C. (conservé à Athènes, musée de l’Acropole, inv. 864), par l’atelier de moulage de l’École des Beaux-arts de Paris, 1890
Montpellier, université Paul-Valéry Montpellier 3, inv. A-136
Photo © musée des Moulages – UMPV (2018)

Les sculptures du Parthénon sont parmi les reproductions les plus diffusées dans les universités françaises.

Ces collections sont formées pour l’enseignement : elles matérialisent les œuvres sur lesquelles les étudiants vont devoir apprendre, travailler ou acquérir la méthode d’analyse et de description qui est celle de l’historien de l’art (fig. 6). Mais ce sont aussi, dans plusieurs universités, de véritables laboratoires de recherche. Cette notion de laboratoire, qui apparaît dans le titre de ma thèse et que j’ai gardé dans le titre de l’ouvrage, est importante car ces collections sont également liées à l’activité de recherche de professeurs qui se sont spécialisés dans ce domaine, dans plusieurs universités françaises, à Paris, à Bordeaux, à Montpellier, à Lyon (fig. 7). Enfin, l’étude des différents publics et de l’usage de ces collections a montré qu’elles pouvaient aussi s’ouvrir à un public plus large (vœu formulé parfois dès le début des projets) d’amateurs d’art, d’artistes, d’élèves d’écoles des beaux-arts avec qui les échanges sont encouragés.

Cette image montre, sur un fond noir, une statue représentant une figure féminine de face, en pied, une main tendue vers l'avant et tenant ce qui est probablement un fruit, l'autre le long du corps. Elle est vêtue d'un ample drapé et ses cheveux retombent en longues mèches frisées sur sa poitrine.
Fig. 7. Tirage en plâtre, intégral et grandeur nature, d’une statue féminine archaïque, dite Korè, découverte sur l’Acropole d’Athènes, d’après un original du VIe siècle avant J.-C. (conservé à Athènes, musée de l’Acropole, inv. 680), atelier de moulage inconnu, acquis entre 1911 et 1923
Lyon, université Lumière Lyon 2, musée des Moulages, inv. L1005
Photo © musée des Moulages, université Lumière Lyon 2, Claude Mouchot

Henri Lechat, professeur à l’université de Lyon, publie en 1903 l’ouvrage Au musée de l’Acropole d’Athènes, où il consacre une longue étude aux statues archaïques découvertes dans les années 1880 sur l’Acropole, au moment où il était membre de l’École française d’Athènes.

À quel moment se produit l’élargissement des références vers un discours national et s’intéresse-t-on aux autres modèles que ceux de l’art antique ? Je pense à l’art gothique, à celui de la Renaissance… Quel rôle jouent ces collections, comme celle du Trocadéro par exemple ?

C’est un phénomène qui est perceptible sans être facilement analysable dans la mesure où l’on a très peu de cours conservés : le discours sur les œuvres, à travers l’enseignement qui est dispensé par les professeurs, nous échappe en très grande partie. Michela Passini, membre du jury de ma thèse, a justement analysé la question des rapports transnationaux entre la France, l’Italie, l’Allemagne, à travers les débats cruciaux, à l’époque, sur l’origine du gothique ou celle de la Renaissance, revendiquées tantôt par l’un ou l’autre de ces pays. C’est un phénomène que l’on perçoit en effet à travers les collections de plâtres universitaires françaises. On a ce premier temps d’une prédominance de l’Antiquité classique, tout particulièrement de la Grèce antique, mais qui est liée à la formation initiale des enseignants qui sont tous passés par l’École française d’Athènes. La volonté de dérouler une histoire générale de l’art antique est aussi liée aux grandes publications de l’époque, notamment de Georges Perrot sur l’Histoire de l’art dans l’Antiquité, qui remonte à ce qu’on appelle les prémices avec l’art égyptien, l’art oriental. C’est un discours qu’on ne tiendrait plus aujourd’hui mais qui était vraiment très ancré à l’époque et qui a fait que certaines collections ont acquis quelques œuvres servant de préambule à l’Antiquité classique (fig. 8).

Cette image représente une statue d'un homme assis sur un siège. Sa tête est manquante. Il est couvert d'un vêtement drapé qui lui recouvre les jambes. Il tient les mains croisées sur la poitrine et sur ses genoux est posée une tablette.
Fig. 8. Tirage en plâtre, intégral et grandeur nature, d’une plaque d’une statue de Goudéa (d’après un original du IIIe millénaire avant J.-C. conservé à Paris, musée du Louvre, AO 3) par l’atelier de moulage du musée du Louvre, acquis entre 1890 et 1904
Montpellier, université Paul-Valéry Montpellier 3, A-002
Photo © musée des Moulages – UMPV (2018)

Ensuite, à partir de la toute fin des années 1880 et jusque dans les années 1900, l’émergence des collections de plâtres dédiées aux périodes médiévale, Renaissance et moderne montrent des choix intéressants et notamment la répercussion d’un certain nationalisme dans le discours sur l’art, puisque le Moyen Âge est exclusivement français, avec une importance accordée en effet à la période gothique, même si, dans une moindre mesure, la période romane est aussi présente. La Renaissance mêle des œuvres italiennes et françaises mais la période moderne est exclusivement consacrée aux artistes français. L’art contemporain, c’est-à-dire du XIXe siècle, apparaît timidement, c’est important de le signaler, dans certaines universités, notamment à Lille, où, dans les premières années du XXe siècle, le second enseignant chargé de l’histoire de l’art, François Benoit, est un moderniste qui veut faire de sa collection un appareil de critique d’art permettant d’intéresser les étudiants au milieu artistique de leur époque (fig. 9).

Cette photographie ancienne en noir et blanc montre une salle se musée dans laquelle sont disposées des sculptures antiques, médiévales et contemporaines (19e siècle) sur de hauts socles. Sur les murs sont accrochés des reliefs sculptés.
Fig. 9. Institut d’histoire de l’art de l’université de Lille, rue Auguste-Angellier, vers 1930, tirage photographique anonyme
Lille, Archives départementales du Nord, FRAD059 85 FI 2, fonds Université de Lille
Photo © Archives départementales du Nord

Cette vue des années 1930 montre le développement de la collection opéré par François Benoit, avec des œuvres médiévales (l’Ange du Lude de la Sainte-Chapelle), de la Renaissance (l’Esclave mourant de Michel-Ange, le Monument funéraire du cœur de Henri II de Germain Pilon), modernes (Marie-Adelaïde de Savoie, duchesse de Bourgogne, en Diane chasseresse par Antoine Coysevox) et contemporaines (Ugolin de Jean-Baptiste Carpeaux, Jeanne d’Arc écoutant ses voix par François Rude).

Pourrait-on revenir sur la question des échanges internationaux ? Je pense au cas de Dijon… Y a-t-il une spécificité dijonnaise, avec aussi un ancrage régional peut-être plus fort qu’ailleurs ?

Le cas de la Bourgogne est intéressant. Dans les années 1890, au moment où l’on demande à la faculté de cibler ses vœux pour de nouveaux enseignements, Dijon choisit l’histoire de la Bourgogne et de l’art bourguignon. En corollaire, à partir de 1904 se forme un musée d’Art bourguignon, musée universitaire qui prend rapidement place dans des locaux annexes, dès 1909-1910. Le choix d’un bâtiment annexe est typique de cette période. Les palais qui ont pu être construits sont déjà saturés et l’on commence à développer des satellites en dehors du bâtiment principal. C’est ainsi que le musée d’Art bourguignon, tout en restant géré administrativement par l’université, prend place dans un bâtiment annexe rue du Petit-Potet, lequel devient un petit institut d’histoire de l’art comme on pourra en trouver d’autres ensuite, rattachés à des universités, comme à Paris, après la Première Guerre mondiale, ou à Toulouse. La loi de 1905, notamment, va avoir un impact positif pour les universités qui récupèrent alors certains bâtiments religieux.

Nous avons cependant très peu d’éléments sur ce musée d’Art bourguignon. Aucune image d’archives n’a été retrouvée jusqu’à présent, ni aucun inventaire de la collection. Quelques données existent dans les annuaires publiés chaque année pour les étudiants. Ce sont des sources assez intéressantes pour l’histoire de ces collections : quelques œuvres majeures sont citées, mais il est difficile d’en saisir tout le contenu. Enfin, comme je l’ai dit, les cours des professeurs n’étant pas conservés, on a du mal à percevoir leur usage et leurs corrélations avec l’enseignement. Toutefois, on peut les relier aux ouvrages qui sont publiés par ces mêmes enseignants, notamment les deux premiers : Arthur Kleinclausz et Joseph Calmette. On sait que le troisième enseignant, qui n’est autre que Lucien Febvre, a entrepris un catalogue de la collection, mais ce travail n’a jamais été retrouvé. Après le départ de Febvre à Strasbourg, à la fin de la Première Guerre mondiale, l’histoire de ce musée est assez méconnue. Dans les années 1920, la faculté des lettres déménage rue Chabot-Charny, perpendiculaire à la rue du Petit-Potet, et il est prévu que le musée y soit transféré. Quelques plâtres de reliefs antiques y ont été retrouvés il y a une dizaine d’années par Arianna Esposito et Sophie Montel (maîtresses de conférence en archéologie classique respectivement à l’université de Bourgogne et à l’université de Franche-Comté).

Est-ce le moment de l’entrée de ces collections dans une sorte de purgatoire, d’un déclin de l’intérêt pour ces objets ? Lié peut-être aussi à une évolution de la manière d’enseigner ?

La Première Guerre mondiale donne en effet un premier coup d’arrêt au développement de ces collections. On en voit des prémices dès les années qui précèdent le conflit, puisqu’en 1912, l’université de Clermont-Ferrand formule le vœu de constituer une collection de plâtres mais se voit opposer un refus du ministère, qui argue du caractère trop généraliste de la demande. La situation nancéienne est symptomatique de ce changement de mentalité : les quelques plâtres rescapés des bombardements du musée universitaire sont transférés en 1920 à l’École des Beaux-Arts de la ville.

Toutefois, il faut nuancer et ne pas concevoir une fin généralisée des collections de tirages en plâtre au sein des universités. Dans l’entre-deux-guerres, on observe des positions très différentes d’une université à l’autre. Certaines vont se doter de nouveaux bâtiments et reprendre le développement des collections. L’exemple le plus significatif est celui de la création de l’Institut d’art et d’archéologie de l’université de Paris (fig. 10) au début des années 1920, dans lequel la collection liée à l’Antiquité est déployée sur un étage entier et celle de l’art médiéval et moderne dans une galerie créée à l’étage inférieur. Ce nouvel emménagement s’accompagne d’une reprise des acquisitions et rend les œuvres beaucoup plus visibles et accessibles que lorsqu’elles étaient dans les salles de la Sorbonne. À Montpellier, aussi, la faculté des lettres déménage dans un nouveau bâtiment au sein duquel un étage entier est dévolu au musée des Moulages. À Lyon, la collection liée à l’art médiéval et moderne, qui avait été commencée en 1913 par Henri Focillon dans des espaces spécifiques, évolue aussi, avec une reprise des acquisitions concernant tous les domaines de l’histoire de l’art. Mais dans d’autres universités, qui n’ont pas suffisamment d’espace pour se développer ou dont les enseignants ne sont plus intéressés par ces objets, les collections végètent, comme c’est le cas à Bordeaux par exemple. Nous avons encore trop peu de données pour cette période-là.

Cette photographie ancienne en noir et blanc montre l'extérieur d'un bâtiment en brique dont le style architectural, éclectique et historiciste, puise dans différents registres de l’histoire de l’art et de l’architecture, proposant une synthèse originale dont les sources sont multiples (gothique italien, roman, islamique, etc.).
Fig. 10. Institut d’Histoire de l’Art et d’Archéologie, avenue de l’Observatoire à Paris, photographie agence de presse Meurisse, 1927, négatif sur verre, 13 × 18 cm
Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie, El-13 (2817)
Source gallica.bnf.fr / BnF

La Seconde Guerre mondiale, elle aussi, porte un coup à ces collections. Certaines vont souffrir de bombardements, comme à Lyon, ou encore du manque de moyens nécessaires à leur entretien. En effet ces objets, qui existent alors depuis quelques décennies, se ternissent et s’abiment. L’encombrement des espaces nuit à l’enseignement et à la recherche, les statues parfois se cassent. De manière assez générale, après la Seconde Guerre mondiale, leur usage diminue et elles périclitent, du fait de l’évolution des méthodes d’enseignement, du développement d’autres supports de médiation, de la création des nouveaux campus universitaires et de la rationalisation des espaces en fonction du nombre d’étudiants qui va croissant. Dans les années 1960-1970, certaines collections de plâtres partent purement et simplement à la benne.

C’est une période qui connaît aussi une évolution du regard. Dans les universités comme dans les musées, l’art du XIXe siècle, considéré comme bourgeois, souffre d’un certain discrédit, tandis que les moulages sont considérés comme des reproductions, des multiples sans valeur, et sont relégués dans les réserves. Ces deux aspects se lient l’un à l’autre dans un cercle vicieux qui rejaillit aussi sur les collections muséales de sculptures.

Cette photographie prise dans une réserve montre une tête de statue en gros plan : sur le blanc du plâtre figure une grosse tache de peinture au niveau de son œil, et la peinture qui a coulé sur la joue de la sculpture évoque des larmes. A l'arrière plan, on aperçoit les silhouettes d'autres statues disposées pêle-mêle, en rangs serrés.
Fig. 11. La collection de l’université de Bordeaux, comme beaucoup d’autres, a physiquement souffert de ce déclin d’intérêt pour un support de l’enseignement passé de mode. Plusieurs tirages en plâtre portent les stigmates de l’expression de revendications estudiantines.
Photo © Marion Lagrange

En effet, c’est une époque où l’on prône à la fois la valeur de l’authenticité et de l’original mais aussi de la modernité. Un moulage n’étant pas unique, il n’est là que pour convoquer de manière factice un objet original qui, lui, est survalorisé. Les collections de moulages ont participé au développement de l’université, ils se sont multipliés… on peut dire qu’ils ont été victimes de leur succès, en quelque sorte. C’est aussi une époque où l’on considère que la photographie vaut mieux que le moulage.

Il faut en effet parler des autres supports de l’enseignement de l’archéologie et de l’histoire de l’art, car les plâtres font partie d’un tout. Dès 1876, en même temps que la volonté d’acquérir des plâtres, on utilise beaucoup le dessin, les gravures ; la photographie arrive ensuite rapidement. Les supports sont liés au format de l’enseignement alors en cours de structuration, avec des cours publics dispensés en amphithéâtre, s’appuyant majoritairement sur des projections, et le développement de cours fermés ou de conférences, ou encore de travaux pratiques qui se déroulent dans les collections universitaires. Les plâtres servent aussi la volonté de former les étudiants au métier qu’on appellerait aujourd’hui celui de la conservation, comprenant l’inventaire et l’exposition des sculptures.

Les collections de plâtres vont-elles disparaître petit à petit ?

C’est dans les années 1970 que plusieurs collections sont déposées, voire détruites. Celle de Lille disparaît complètement, celle de Toulouse est réduite à 10 %. Quelques témoignages oraux, précieux, documentent ces disparitions. À Bordeaux, lorsque l’université déménage sur le campus universitaire, la collection de plâtres est administrativement placée en dépôt au musée d’Aquitaine qui s’implante précisément dans les anciens bâtiments universitaires : la collection reste donc en place, mais elle est mise en réserve. En revanche, à Paris, au début des années 1970, on envisage de mettre en dépôt la collection de plâtres d’après l’antique dans le musée des monuments grecs et romains qui est créé à Versailles4, avec les plâtres du Louvre et ceux de l’École des Beaux-Arts de Paris, mais uniquement dans l’objectif de compléter ces deux collections. C’est donc une sélection de plâtres qui est transférée à Versailles : il en reste encore plus d’une centaine dans l’Institut d’art et d’archéologie rue Michelet, représentant principalement l’art médiéval, et un tout petit peu d’art antique aussi, avec l’arc de Constantin, un dépôt du musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye en 1961.

Quand voit-on arriver un regain d’intérêt, une redécouverte puis très progressivement une remise en valeur ?

Finalement assez vite, suite à cette période d’intense déclin des années 1970. Dès 1980 se tiennent les premiers colloques ; en 1987, en lien avec l’ouverture du musée d’Orsay, est organisé un colloque sur les moulages5, qui constitue, pour la littérature, un premier pas. Il y en a eu d’autres dans les années 1990, notamment un à Montpellier en 19976. On constate, au fil de ces colloques, que les collections universitaires françaises évoquées sont celles de Lyon, de Strasbourg et de Montpellier car ce sont les seules qui ont encore un peu de visibilité, ce qui vient fausser le regard porté sur les collections universitaires françaises et donne une valeur supplémentaire au travail que j’ai pu mener, puisqu’il montre que la présence de ces collections de plâtres était vraiment commune à toutes les universités françaises au tournant du XIXe au XXe siècle (quatorze université sur quinze, exception faite de Clermont-Ferrand).

Si la fin des années 1980 inaugure une volonté de réhabilitation de ces collections, c’est l’année 2005 qui marque un jalon important avec la publication, par le Conseil de l’Europe, d’une recommandation engageant les universités à s’intéresser à la sauvegarde et à la préservation de leur patrimoine. À partir des années 2010 se créent des programmes autour des biens et des collections universitaires destinés à en restituer l’histoire, l’intérêt patrimonial, mais aussi à les réhabiliter, voire à les remettre au cœur de l’enseignement, non seulement celui pour lequel ces objets avaient été conçus, mais aussi un enseignement d’histoire culturelle et d’histoire des enseignements, d’histoire de l’histoire de l’art. C’est une autre période qui s’ouvre, qui porte un nouveau regard sur ces collections, voire une véritable renaissance, même si elle reste néanmoins très ciblée localement. En 2009, la collection de l’université de Montpellier est classée au titre des monuments historiques, une première reconnaissance forte dans le processus de réhabilitation, bien que non généralisable, ce classement reposant sur un intérêt historique, c’est-à-dire sur le lien entre la collection, l’institution et son bâtiment. Après de longues années de travaux, le musée des Moulages de Montpellier a rouvert en 2015, celui de l’université de Lyon en 2019. À la suite du programme « Patrimoine artistique de l’université de Bordeaux », porté par Marion Lagrange de 2011 à 2014, la collection universitaire bordelaise a été rendue à l’université Bordeaux Montaigne en 2019, a été inscrite au titre des monuments historiques la même année et a été classée en 2025, ce qui a consacré son intérêt historique, artistique, technique et scientifique. En 2015, la création de l’association des Amis du musée Adolf-Michaelis à Strasbourg a donné un nouveau souffle et une nouvelle visibilité à la gypsothèque strasbourgeoise. En Bourgogne-Franche-Comté, Sophie Montel et Arianna Esposito ont développé un projet de recherche qui s’étend aux collections de plâtres des écoles d’art de la région. Ces initiatives, assez locales, se répondent les unes aux autres, par effet de ricochet.

À partir de 2010, Élisabeth Le Breton, conservatrice au musée du Louvre et responsable de la gypsothèque, coordonne les rencontres du réseau national des gypsothèques, un groupe informel ouvert à tous les professionnels gérant des collections de plâtres et aux spécialistes. Ce réseau offre un espace de rencontre, de partage et d’entraide qui permet aux universités d’échanger avec les musées.

Le programme de recherche porté par Hélène Wurmser, maîtresse de conférences à Lyon (projet inscrit dans le programme quinquennal de l’École française d’Athènes, avec un objectif de demande de financement auprès de l’Agence nationale de la recherche) vise à fédérer les universitaires autour des collections universitaires liées à l’enseignement de l’archéologie et de l’histoire de l’art pour partager les problématiques d’inventaire, de visibilité et d’historiographie qui sont celles des collections de plâtres mais aussi de l’ensemble des supports pédagogiques. Je suis heureuse d’y contribuer et de coordonner, dans ce cadre, un ouvrage collectif dédié aux histoires individuelles des collections de tirages en plâtre universitaires françaises.

Mais je voudrais revenir aussi à ce que vous disiez sur ces œuvres délaissées car considérées comme des copies sans valeur. Une partie de mon travail a montré l’originalité de ces collections dans leur composition, différente d’une université à l’autre avec une spécialisation parfois très poussée. Une autre a consisté à comparer ces exemplaires entre eux mais aussi avec les originaux à la faveur de voyages d’études en Angleterre, en Espagne, en Italie (bourse Daniel Arasse, 2017), en Grèce (bourse de l’École française d’Athènes, 2015), en France et en Allemagne. Cette étude comparative a ainsi démontré que ces objets ne sont pas que des copies : en effet, on constate parfois des différences majeures entre les copies elles-mêmes et entre les copies et leurs originaux. Ces différences peuvent être techniques : par exemple n’est reproduit que le buste d’une statue en pied, par un choix de l’enseignant en place, ou pour d’autres raisons. Il existe aussi des cas de différences fondamentales, notamment dans des contextes d’expérimentations plutôt liées à des hypothèses de restitution, dont les plâtres servent à une validation en trois dimensions. Ces expérimentations produisent des exemplaires uniques (ou très peu nombreux), qui témoignent d’une réflexion portée à un moment et matérialisée dans un objet. Enfin, ces plâtres nous donnent des états historiques d’œuvres reproduites à un instant donné alors que l’original a pu être ensuite restauré, voire dérestauré. Ces plâtres sont beaucoup plus que des copies.

C’est très juste. Si je peux ajouter une chose : cet argument a été beaucoup employé pour justifier l’intérêt de ces moulages, mais il est à double tranchant, car il dévaloriserait les plâtres qui ne témoignent pas d’un état que nous avons perdu, alors que ceux-ci ont quand même une valeur et un intérêt propre.

Ces objets ont tous un intérêt patrimonial, historique et culturel, par principe, et ma thèse est là pour l’appuyer. Cet intérêt est aujourd’hui reconnu : le classement récent de la collection universitaire de Bordeaux au titre des monuments historiques en tant qu’ « ensemble mobilier », c’est-à-dire dans sa globalité, comme un tout indissociable, en atteste. Cependant, ils sont aussi des cas intéressants pour l’histoire de la recherche. J’ai publié un article en 20217, justement, qui évoque cette notion d’originalité des copies dans les moulages universitaires. Les objets témoignent d’une présence fictive convoquée physiquement. Il y a un rapport d’échelle, de volume, qu’on met en présence de son propre corps : tout cela n’existe pas avec la photographie, même si cette dernière montre l’objet original. D’une certaine manière, c’est un complément. On trouve d’ailleurs des échanges assez intéressants dans les correspondances de l’époque dans lesquels des universitaires français sont sollicités pour publier tel article sur telle œuvre : à défaut d’avoir accès à l’original, ils préfèrent étudier un plâtre plutôt qu’une photographie. Ce cas, que j’ai pu mettre en avant dans ma thèse, a été étudié de manière plus approfondie par Flora Piazza dans un mémoire que j’ai dirigé avec Sarah Betite, responsable du musée des Moulages de Lyon, consacré à la correspondance échangée entre Salomon Reinach et Henri Lechat dans laquelle la question de la publication des sculptures est un enjeu crucial qui nous éclaire sur la démarche intellectuelle et le processus de recherche de l’époque8.

Quels sont les prolongements qui se mettent en place ?

De plus en plus de recherches émergent non plus sur l’histoire d’une collection mais sur l’histoire d’un objet ou d’un site pour en étudier la diffusion et la réception par le moulage. J’ai été souvent contactée par des chercheurs qui recensaient les différentes reproductions d’un objet original, par exemple la porte des Lionnes à Mycènes, ou d’autres. Pour ma part, je participe au projet de recherche intitulé « Fabrique de l’archéologie délienne et ses archives » porté par Marie Stahl, responsable du service des archives de l’École française d’Athènes, et Jean-Charles Moretti, directeur de recherche à l’université de Lyon (laboratoire IRAA – Institut de Recherche sur l’Architecture Antique). Je porte le volet consacré à la diffusion du site de Délos par le moulage, qui vise à faire le recensement de toutes les reproductions des sculptures déliennes qui existent (fig. 12). En nous intéressant aux mécanismes de diffusion, nous croisons notamment les approches sur les ateliers de production, les objets reproduits et les institutions de conservation. L’histoire de ces objets nous permet de remonter à la première prise d’empreinte (ici par l’atelier privé Napoleone Martinelli) et de tisser une généalogie des ateliers qui se sont succédé ou qui ont opéré de manière concomitante, dans un objectif de diffusion des formes et des connaissances liées à un site archéologique. En croisant les éléments sur des collections très différentes, ce type d’étude peut permettre de retrouver la paternité du tirage en plâtre.

Ces deux photographies en noir et blanc montrent une même tête sculptée, de profil et de dos. Son visage est brisé. La vue de dos montre le traitement de la chevelure, dont le sommet est plutôt plat et dont la partie inférieure évoque de nombreuses et fines tresses entourées d'un cordon.
Fig. 12. Tirage en plâtre, intégral et grandeur nature, d’une tête archaïque trouvée à Délos dans les fouilles de l’École française d’Athènes en 1880 (d’après un original de la fin du VIe siècle avant J.-C. conservé en Grèce) par l’atelier Napoleone Martinelli, 1886-1887
Bordeaux, université Bordeaux Montaigne
Photo © université Bordeaux Montaigne, Patrick Fabre

Quels ont été les outils de la recherche ? Les ressources et la méthode ?

J’ai mis en œuvre une approche croisée pour laquelle il a fallu mobiliser différents types de sources et de matériaux d’études. Du fait de la déperdition assez importante qui a eu lieu au cours du XXe siècle, les plâtres eux-mêmes ne sont qu’une partie du corpus. Dans l’historiographie récente, les collections universitaires sont peu représentées, et il a donc fallu revenir aux sources d’époque. J’ai consulté les sources administratives, les annuaires d’étudiants, les comptes rendus annuels que les facultés envoyaient au ministère, qui donnent une vision lacunaire mais néanmoins essentielle pour répertorier les collections et obtenir quelques éléments de chronologie.

J’ai ensuite effectué un important travail de dépouillement archivistique, mobilisant plus de quarante services au cours de cette recherche : des archives encore conservées au sein des universités, des laboratoires, des rectorats ; celles qui ont été versées aux archives départementales ; les archives municipales, quant à elles, fournissent des informations sur l’implication des municipalités notamment dans les programmes architecturaux. Les comptes des universités ont été une source précieuse, parfois frustrante parce que les factures associées n’ont pas souvent été conservées. Les inventaires ont été trop peu présents : peut-être existent-ils, mais ils sont pour l’instant introuvables. Une difficulté fut de constituer un périmètre précis des collections de plâtres pour la période que j’ai étudiée. L’étude matérielle de ce qui subsiste ne me permet pas de dire quels plâtres ont été acquis avant 1914. Les archives nationales ont conservé tout ce qui concerne le ministère, les concessions gratuites d’envois de plâtres, les fonds de l’atelier de moulage des Musées nationaux, etc. Les fonds d’archives des ateliers producteurs, quand on pouvait les identifier, ont permis de préciser des listes et des chronologies d’acquisitions de plâtres. Enfin, on déplore malheureusement des lacunes importantes dans ce qu’on appelle couramment, dans le jargon archivistique, les archives scientifiques : il s’agit des archives de l’enseignement, qui ont très souvent été conservées par les professeurs, dont les familles ont hérité, dont elles ont pu se dessaisir, qui sont parfois difficilement localisables ; elles peuvent apparaître dans des ventes publiques ou avoir été cédées à des institutions très diverses.

On peut espérer que la publication de l’ouvrage contribuera à attirer davantage d’attention sur ces questions à la fois de constitution et de vie des collections, d’histoire de l’enseignement lui-même : l’historiographie universitaire est un sujet passionnant.

Vous-même, vous suivez donc une carrière dans les musées tout en gardant des liens avec des projets de recherche ?

Je suis en effet, depuis 2018, au musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye, responsable des fonds d’archives privées, mon autre domaine de compétences. Depuis 2023, je suis également chargée des collections des reproductions par moulage et galvanoplastie du musée : elles concernent à la fois les creux de l’atelier, les collections de plâtres et de galvanoplasties produites par l’atelier ou acquises auprès de mouleurs extérieurs pour les collections du musée. Donc oui, je reste, dans le cadre professionnel, au plus près de toutes ces recherches sur les collections de plâtres – au sein d’un musée, mais je reste très associée au milieu de la recherche universitaire. Je suis toujours rattachée comme membre extérieure au centre de recherche qui a porté ma thèse, le centre François-Georges Pariset de l’université Bordeaux Montaigne. Cette expertise me permet d’être invitée comme membre de comités de suivi de thèses, de diriger des mémoires de recherche et de participer à des projets scientifiques et culturels de musées universitaires.

Notes

  1. Voir le site dédié au programme sur le patrimoine artistique de l’université de Bordeaux : https://patrimoine-artistique.u-bordeaux-montaigne.fr. ↩︎
  2. Maxime Collignon, « L’enseignement de l’archéologie classique et les collections de moulages dans les universités allemandes », Revue internationale de l’enseignement, tome 3, janv.-juin 1882, p. 264, en ligne https://education.persee.fr/doc/revin_1775-6014_1882_num_3_1_1101, consulté le 14/05/2025. ↩︎
  3. Guillaume Crocquevieille, « “Rome n’est plus dans Rome…” mais dans la Cour vitrée », In Situ [En ligne], 43, 2021, document 8, mis en ligne le 12 janvier 2021, consulté le 10 juin 2025, https://doi.org/10.4000/insitu.28842. ↩︎
  4. Ce musée se voulait le pendant du musée de Sculpture comparée pour l’Antiquité classique. Il s’agit d’un projet de musée qui dépendait de la Direction des musées de France mais qui n’a pas eu d’existence administrative. Il fut très actif dans les années 1970 avec la réunion des collections du Louvre, de l’École des Beaux-Arts et de la Sorbonne dans les Petites Écuries du Roi à Versailles. Après une période d’oubli et de devenir incertain dans les années 1990, la totalité des plâtres présents à Versailles ont été rattachés par décret, en 2001, au musée du Louvre, pour constituer la Gypsothèque du département des Antiquités grecques, étrusques et romaines du Louvre à Versailles. ↩︎
  5. Voir, en ligne, https://www.jstor.org/stable/41736419?seq=1, et Le Moulage. Actes du colloque international (Paris, Musée des Monuments français, 10-11 avril 1987), Paris, Documentation française, 1988. ↩︎
  6. Voir Christian Llinas (dir.), Moulages. Actes des rencontres internationales sur les moulages (Montpellier, musée des Moulages, 14-17 févr. 1997), Montpellier, éditions de l’université de Montpellier, 1999. ↩︎
  7. Soline Morinière, « La notion d’original et de copie dans les “musées de Moulages” universitaires : le cas des dérestaurations et des expérimentations », in Jean-François Pinchon et Rosa Plana-Mallart (dir.), Copier et interpréter aux époque antique et contemporaine [actes du colloque tenu à Montpellier, 8-9 déc. 2016, organisé par le musée des Moulages, université Paul-Valéry Montpellier 3), Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2021, p. 71-92. ↩︎
  8. Piazza Flora, « Henri Lechat, Salomon Reinach et l’archéologie classique. Correspondance et échanges de points de vue en France au tournant du XXe siècle (1887-1925) », mémoire de 2e année de 2nd cycle de l’École du Louvre, sous la direction de Soline Morinière et Sarah Betite, Paris, École du Louvre, 2024. ↩︎


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Centre de ressources et de recherche (15 octobre 2025). « Laboratoires artistiques. L’Âge d’or des musées de moulages universitaires français (1876-1914) ». Rencontre avec Soline Morinière, lauréate du Prix du musée d’Orsay en 2021. Le carnet des musées d’Orsay et de l’Orangerie. Consulté le 16 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14y9m


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