Un fonds d’archives consacré au monument au général Faidherbe, exemple de la contestation des statues dans l’espace public
La documentation du musée d’Orsay a acquis en 2024 quatre lettres qui éclairent la genèse d’une statue équestre érigée à la mémoire du général Faidherbe à Lille et qui a été propulsée sous les feux de l’actualité à partir de 2018, dans un contexte de protestations anticolonialistes. Comme tous les fonds d’archives, ces lettres ont été décrites dans un instrument de recherche, destiné à être publié en ligne1. Les recherches effectuées sur ce fonds sont l’occasion de revenir sur l’histoire de ce monument et d’évoquer les contestations dont il a fait l’objet, aux côtés d’autres monuments situés dans l’espace public, ainsi que les réponses possibles.
Par son rôle durant la guerre de 1870, le général Louis Faidherbe est considéré comme le protecteur de la région lilloise face à l’envahisseur prussien. Son engagement lui vaut d’être élu député de sa région en 1871, puis sénateur socialiste de la Somme, du Pas-de-Calais et du Nord pendant près de dix ans. Héros militaire, défenseur des valeurs républicaines, il reçoit des funérailles nationales à sa mort en 1889. Sa statue équestre, réalisée par Antonin Mercié et érigée place Richebé, à Lille, n’a fait l’objet d’aucune publication ; elle était pourtant très populaire à la fin du XIXe siècle, comme le montre une gravure représentant le monument dans L’Illustration en 1896, année de son inauguration2 (voir également illustration infra). Dans le numéro de 1892 de la revue Nos contemporains, Mercié est décrit comme l’« Honneur de la statuaire française, […] toujours admirable et parfois sublime3 ». Il est très souvent remarqué pour son œuvre inspirée de la Renaissance italienne, comme l’illustre son David dont un exemplaire est exposé dans les salles du musée d’Orsay4. Quelques mois après la disparition du sculpteur, Charles Marie Widor, secrétaire perpétuel de l’Institut de France, note aussi que « le talent de Mercié se complaisait patriotiquement aux sujets militaires5 ». Il ajoute : « Faidherbe c’est la force intellectuelle et morale ».

Photographie Agence Rol, 1919
Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie, EI-13 (665)
Source gallica.bnf.fr / BnF (lien)
Les études du monument, par ailleurs référencé sur la base consacrée à la statuaire publique du musée d’Orsay6, restent éparses. En 1982, Hervé Oursel a établi une notice concernant son esquisse7, sur laquelle nous reviendrons. En 1986, l’exposition « La sculpture française au XIXe siècle », organisée dans les Galeries nationales du Grand Palais, fut suivie d’un colloque8 dans lequel avait été regrettée la disparition de nombreux fonds d’ateliers et particulièrement de celui d’Antonin Mercié, sculpteur dont l’étude reste à mener et actualiser9. Enfin, un article publié par Bénédicte Grailles en 200310 permet de préciser le contexte mémoriel qui a entouré la personnalité du général Faidherbe après sa mort.
Les quatre lettres du fonds documentaire
La première lettre (DOC.MO.2024.2.3), datée du 10 novembre 1889, est adressée par le sculpteur Gustave Crauk à Alfred Mongy, alors chef du service des travaux municipaux : Crauk avance des arguments contre l’organisation d’un concours pour la réalisation du monument. Dans une deuxième lettre (DOC.MO.2024.2.4), datée du 20 novembre de la même année, le sculpteur Maurice Leblanc demande à Géry Legrand, le maire de Lille, si le choix du sculpteur relèvera d’un concours, et propose l’envoi d’une maquette pour la réalisation du monument du général Faidherbe. Dans la troisième lettre (DOC.MO.2024.2.1), datée du 17 novembre 1895, Antonin Mercié réclame, vraisemblablement au président du comité, les paiements qui lui sont dus pour l’érection de la statue, tout en rappelant les étapes de son travail de création. La quatrième lettre (DOC.MO.2024.2.2) est écrite par Paul Pujol, architecte chargé de la réalisation du socle du monument, le 15 juillet 1896 : il y évoque des erreurs de dimensions sur le dessin de son projet et quelques détails de la mise en œuvre technique ; le destinataire n’est pas identifié.

Paris, musée d’Orsay, DOC.MO.2024.2.3
Photo © documentation du musée d’Orsay

Paris, musée d’Orsay, DOC.MO.2024.2.4
Photo © documentation du musée d’Orsay

Paris, musée d’Orsay, DOC.MO.2024.2.1
Photo © documentation du musée d’Orsay

Paris, musée d’Orsay, DOC.MO.2024.2.2
Photo © documentation du musée d’Orsay
L’apport des lettres pour comprendre la genèse de l’œuvre
Quelques étapes de l’exécution du monument étaient jusque-là connues mais le fonds d’archives acquis par le musée d’Orsay éclaire la période antérieure au chantier à proprement parler. Immédiatement après la mort du général le 28 septembre 1889, le maire de Lille (la ville natale de Faidherbe) projette l’érection d’une statue en son honneur. Dès le 11 octobre, un Comité d’arrondissement est créé pour organiser une souscription nationale : en quelques semaines, celle-ci recueille près de 190 000 francs. Le 16 avril 1890, un Comité d’exécution est alors nommé par le maire qui regroupe autour de lui des autorités locales dont le préfet, le recteur de l’académie, le général gouverneur de Lille, le directeur du journal L’Écho du Nord, l’ancien commissaire à la Défense nationale, l’ancien préfet de la Défense nationale mais aussi le sculpteur lillois Alphonse Cordonnier.
Dans une lettre adressée à l’architecte Verly et conservée à la Bibliothèque municipale de Lille, Cordonnier nous apprend que le Comité hésite initialement entre deux options : soit faire appel directement à des artistes locaux, soit procéder à un concours11. Alors même que le mode de désignation n’est pas encore choisi, Cordonnier se porte lui-même candidat. Il n’est pas le seul à se mettre très tôt sur les rangs, comme en témoigne l’une des lettres du fonds d’archives du musée d’Orsay : un certain Maurice Leblanc, sculpteur originaire du Nord, aujourd’hui méconnu, informé de la somme rassemblée par le biais de la souscription, écrit au maire le 20 novembre 1889 pour lui proposer l’envoi d’une maquette, précisant qu’il conserve des documents sur le célèbre général12. À cette date, il ignore encore quel mode de sélection sera choisi. Une autre lettre du fonds du musée d’Orsay est de Gustave Crauk (1827-1905), sculpteur valenciennois13. Auteur du monument à Faidherbe, à Saint-Louis du Sénégal, inauguré le 17 mars 1887, il a été consulté par le Comité d’arrondissement en charge de la souscription. Le 10 novembre 1889, il écrit à Alfred Mongy, ingénieur des arts, alors chef du service des travaux municipaux de la ville de Lille, une lettre dans laquelle il se réjouit du projet de l’érection de ce monument « vraiment populaire », où les « différents éléments de la défense » pourraient y être représentés. En revanche, on apprend qu’il s’oppose vigoureusement à l’organisation d’un concours. Ce « procédé » a, selon lui, « donné presque partout des résultats médiocres » ; il prend donc l’initiative de soumettre une esquisse – aujourd’hui non localisée – au Comité et défend son projet qui réunirait, plaide-il, plusieurs sculpteurs locaux.
Le concours est effectivement un mode de sélection peu prisé par les artistes car les membres des jurys sont suspectés de choisir les lauréats parmi leurs élèves ou leurs connaissances, en dépit des principes égalitaires affichés14. Dans certains cas, le candidat finalement retenu n’a même pas concouru. Les artistes eux-mêmes considèrent qu’il est difficile de juger un projet d’après une esquisse ou une maquette très réduite. Les artistes les plus modestes renoncent à concourir, convaincus que d’autres plus connus emporteront la commande, tandis que les plus renommés s’abstiennent : en 1888, Rodin avait par exemple refusé de se plier à l’exercice du concours pour la réalisation du Balzac, car, déplorait-il, seuls les projets les plus consensuels font l’unanimité et ce mode de sélection nuit aux projets véritablement originaux15.
Peut-être en raison de ces préventions largement partagées par la communauté artistique, c’est sans organiser de concours que le Comité lillois sélectionne, le 8 août 1890, le projet d’un binôme toulousain : l’architecte Paul Pujol (1848-1926) et le sculpteur Antonin Mercié (1845-1916)16. Les deux hommes ont déjà collaboré pour le monument à Arago, inauguré à Perpignan en 1879, et depuis 1885 travaillent ensemble, avec le sculpteur Alexandre Falguière (1831-1900), à Abbeville, pour le monument à l’Amiral Courbet qui sera inauguré le 17 août 1890. Antonin Mercié s’est également illustré pour avoir remporté la commande retentissante de la statue équestre du général Lee à Richmond aux États-Unis, inaugurée le 29 mai 189017. Il est aussi l’auteur du Gloria Victis exaltant la figure de la France de 1870 vaincue mais héroïque, modèle évident pour le Comité du monument Faidherbe, comme on le verra. Un exemplaire en bronze de ce groupe très populaire était installé, depuis 1884, dans la cour centrale de l’Hôtel de Ville de Paris18.
Les choix iconographiques du Comité
Le Comité laisse d’abord une grande liberté au sculpteur, exigeant seulement que le général soit représenté sur un cheval arabe « rappelant ceux qu’il montait habituellement19 » et « dans le grand calme qui convenait à son caractère de savant, de gouverneur du Sénégal et de Chef d’Armée20 ». À ce stade, la commande reste donc assez vague. En avril 1891, dans une première esquisse aujourd’hui conservée au musée de Lille21, Antonin Mercié propose la vision d’un chef militaire proche de ses troupes – le musée conserve également une étude en plâtre de la tête du général22, malheureusement non datée23. Une version de cette esquisse existe sur calque, au crayon et à l’aquarelle, publiée en 201424. Le général est représenté sans apparat, la tête tournée vers ses hommes, à leur écoute. Peu après, Mercié reçoit la commande définitive du monument et doit soumettre une nouvelle maquette aux deux cinquièmes.
On avait jusqu’ici très peu d’informations sur le déroulement du chantier. La lettre de Mercié acquise par le musée d’Orsay, datée du 17 novembre 1895, apporte un éclairage sur les rapports entre le Comité et le sculpteur. Celui-ci écrit – probablement au président du Comité – pour exiger d’abord, assez vertement, un second acompte : « Je suis surpris qu’après le rapport qu’a dû faire cette commission il me faille encore vous rappeler les clauses de notre traité : j’aurais dû recevoir le second acompte sans avoir besoin de le demander.25 » Il ajoute qu’il ne lui reste qu’à « faire des portraits » des personnes représentées dans le bas-relief. À ce stade avancé du chantier, il proteste aussi d’avoir à attendre la validation du Comité avant de faire procéder à la fonte qui doit être assurée par Thiebaut Frères. Les archives de la fonderie montrent que le prix de revient de la fonte atteint 59 000 francs, fonte, transport et mise en place compris, ce qui représente un coût semble-t-il élevé26. En effet, la fonte du monument au général Lee en 1890 s’était élevée à 33 000 francs sans le transport ; tandis que le monument au général Chanzy inauguré en 1885 n’avait pas excédé 33 000 francs, mise en place comprise (8 000 pour la statue du général réalisée par Gustave Crauk et 25 000 pour les bas-reliefs d’Onésime Croisy). Mercié déplore le fait que le Comité ait fait preuve de demandes injustifiées, selon lui, tout au long du projet, par exemple en lui demandant l’exécution d’un modèle demi-grandeur pour lequel il compte réclamer des indemnités. Le Comité a donc exigé des modèles intermédiaires avant la fonte pour mieux se représenter l’œuvre finale, modèles intermédiaires coûteux qui pèsent sur les finances du sculpteur. Cette lettre trahit également l’impatience de l’artiste face à l’indécision des commanditaires, sans doute à l’origine des délais de réalisation – l’inauguration du monument intervient le 25 octobre 1896, soit 6 ans après la sélection des artistes.
Il est intéressant de revenir sur les choix iconographiques, qui ont été l’objet de récurrents atermoiements. Le monument final s’éloigne en effet du premier modèle soumis par Antonin Mercié et reflète l’évolution des choix du Comité. La statue équestre en bronze, qui atteint une hauteur de 4,5 mètres, est juchée sur le piédestal de Paul Pujol, lui-même posé sur un socle en granit rouge des Vosges. Les proportions de ce piédestal, beaucoup plus importantes que dans l’esquisse initiale, confèrent au cavalier une position particulièrement dominante. Le général est en grande tenue militaire, avec bicorne et bottes, et semble passer en revue ses troupes. Les bas-reliefs de part et d’autre du piédestal représentent les épisodes des batailles de Pont-Noyelles et de Bapaume où s’est illustré le héros de l’armée du Nord, symboles de sa résistance face à l’invasion prussienne de 1870. Le monument confère à la figure militaire une solennité perceptible également lors de la cérémonie d’inauguration, qui a rendu hommage aux vétérans de la guerre de 1870-1871. Dans son article précédemment cité27, Bénédicte Grailles souligne quelle fut toute la valeur accordée à ce héros de la guerre de 1870, mais elle évoque aussi les oscillations de la commission entre les différentes facettes du héros militaire et les enjeux politiques en œuvre dans ce projet. Le monument n’est donc plus seulement un hommage à Louis Faidherbe et à l’armée du Nord, mais bien à un chef de guerre élevé au premier rang de la Nation, comme le montrent le caractère martial du groupe et les drapeaux français posés au pied de la statue.

Source gallica.bnf.fr / BnF (lien)
Les choix iconographiques avaient très tôt fait l’objet de débats au sein de la commission du monument. En effet, dès 1890, le gouverneur de la place de Lille, le général Guichard, avait proposé de célébrer un tout autre aspect de la carrière du général. Selon lui, la résistance des troupes de Faidherbe en 1870 n’avait pas permis d’éviter la capitulation de la France, officialisée par la signature du traité de paix le 10 mai 1871. Il plaidait donc pour la valorisation du héros des conquêtes coloniales. La commission s’y était alors fermement opposée, en évoquant un précédent à ne pas imiter : « Il ne faut pas oublier qu’il ne peut s’agir ici d’une simple statue analogue au monument du général Négrier. Un monument élevé à la gloire du général Faidherbe doit aussi rappeler la gloire de l’armée du Nord, ce qui implique l’adjonction coûteuse de divers attributs28 ». Dès la conception du monument, les commanditaires ont donc eu conscience de ces enjeux mémoriels, en faisant référence à un monument antérieur cité en contre-exemple : la statue exécutée en 1887 par Gustave Crauk à Saint-Louis du Sénégal, qui mettait en avant la dimension coloniale du général29, comme l’indique son inscription, « À son gouverneur L. Faidherbe le Sénégal reconnaissant ». Celle du monument de Lille, quant à elle, n’évoque que partiellement les responsabilités de Faidherbe dans les colonies : « Grand chancelier de l’ordre de la Légion d’honneur. 28-02-1880 – 29-09-1889 / Général commandant en chef de l’Armée du Nord. 18-12-1870 / Gouverneur du Sénégal – 1863-1865 / Membre de l’Institut ».
La contestation des œuvres dans l’espace public
À l’occasion du bicentenaire de la naissance du général, le collectif « Faidherbe doit tomber » est créé pour protester contre le maintien de sa statue dans l’espace public et dénoncer sa participation violente et brutale à la colonisation. Le 20 juin 2020, des manifestants du collectif se rassemblent devant le monument, rapidement dispersés par la police30. La nuit suivante, des inscriptions sont apposées sur le monument : « colon » et « assassin » (en lettres rouges) puis « Sénégal », « Algérie », « Kabylie » (en lettres blanches). Le 5 juillet, de nouvelles dégradations sont constatées sur le cheval, incitant la municipalité à porter plainte.
Le fait est loin d’être isolé. D’autres actions fortes contre des groupes sculptés s’inscrivent dans un contexte postcolonial et ont été amplement médiatisées. Elles ont été ravivées fin mai 2020 par la mort de Georges Floyd à Minneapolis (États-Unis). Pendant la manifestation du mouvement Black Lives Matter, la statue de Louis XVI à Louisville (Kentucky), par exemple, est endommagée. Dans le courant du mois de juin 2020, de nombreuses statues sont également visées : celle de Jefferson David, président des États confédérés pendant la guerre de Sécession, qui est déboulonnée à Richmond (États-Unis), ou celle de Winston Churchill à Londres, taguée de l’inscription « raciste ». Plusieurs statues de Christophe Colomb sont vandalisées, déboulonnées ou guillotinées en raison de sa participation à la capture d’indigènes sur le continent américain, vendus ensuite comme esclaves en Espagne. À Paris, place Vauban, la statue du maréchal Joseph Gallieni, symbole de « l’hégémonie blanche » selon les activistes, est recouverte d’un drap noir.
On observe ainsi une multiplicité de pratiques contestataires ; l’historien de l’art Bertrand Tillier a replacé cette vague de déboulonnages dans une histoire plus large et a proposé le néologisme de « statuoclastie » pour mieux la caractériser31. Dans l’Hexagone, ces statues visées incarnent bien plus qu’une personne, une époque ou un moment historique32. Représentant le récit national d’une autre époque, elles dissonent avec le travail des historiens et le devoir de mémoire.
Dans ce contexte, il faut interroger le devenir patrimonial de ces monuments et tenter de sortir d’un débat qui se résumerait à « contester » ou « renverser ». Des réponses à ces contestations ont été apportées dans le passé, notamment par des municipalités. Dans les années 2000, dans la continuité de la loi Taubira de 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, la Ville de Bordeaux a par exemple choisi de créer un parcours mémoriel, par l’apposition de plaques présentant des points d’attention sur des bâtiments, des lieux ou des noms associés à l’esclavage. Un site internet, « Mémoire de l’esclavage et de la traite négrière33 », permet de rapporter plus largement les faits historiques. Le site référence également des associations de lutte pour la mémoire de l’esclavage et répertorie des monuments érigés dans le monde en lien avec cette thématique. La contextualisation historique y est présentée comme une « obligation mémorielle dans les sociétés démocratiques ».
De nouveaux monuments sont parfois commandés, en contrepoints. La statue d’une jeune esclave a ainsi été inaugurée sur le quai des Chartrons à Bordeaux le 10 mai 2019 à l’occasion de la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions. Née en 1765, Al Pouessi, esclave capturée en Afrique orientale, probablement en Éthiopie, avait en effet été achetée par deux frères bordelais, Pierre et François Testas, ce qui lui avait valu d’être renommée Modeste Testas. Œuvre du sculpteur haïtien Caymitte Woodly (dit Filipo), la sculpture est l’une des très rares œuvres représentant un esclave, qui plus est une femme. Elle s’inscrit dans le parcours mémoriel de la ville.
Le 9 juin 2020, dans la ville d’Anvers, est déboulonnée la statue de Léopold II, figure du passé colonial du pays et symbole de la violence exercée à la fin du XIXe siècle par le roi des Belges au Congo, dans le cadre de l’exploitation des ressources de ce pays. Cet acte inaugure alors en Belgique un débat sur la « décolonisation de l’espace public ». Plusieurs documentaires de Peter Bate, ancien directeur du British Museum, avaient permis, quelques années auparavant, d’apporter un éclairage historique, économique et sociologique34. Plus largement, l’ouvrage Les Mondes de l’esclavage, dirigé par Paulin Ismard et paru en 2021, retrace l’histoire comparée de l’esclavage à travers les âges et les aires géographiques35. Cette contextualisation scientifique riche prend l’exact contrepied du film bref, qui fut viral sur les réseaux sociaux, montrant le déboulonnage, le 7 juin 2020 à Bristol, en Grande-Bretagne, de la statue du marchand d’esclaves Edward Colston dont le passé est sans cesse réexaminé depuis les années 1990.
Les musées ont également un rôle à jouer en soustrayant de l’espace public des statues remises en question. La contestation du patrimoine n’est en effet pas l’apanage du XXIe siècle. C’est par exemple en réponse aux dégradations des symboles de la monarchie qu’est créé, en 1793 et 1795, le musée des Monuments français. Plus récemment, la citadelle de Spandau, dans les environs de Berlin, en Allemagne, a abrité certaines statues de l’espace public berlinois épargnées par les destructions de la Seconde Guerre mondiale, comme la monumentale tête de Lénine ou des œuvres commandées par le régime nazi. La médiation et la pédagogie permettent ainsi de replacer ces œuvres dans leur complexité historique auprès du public.
Pour revenir au monument Faidherbe, la municipalité de Lille a fait le choix, en décembre 2023, de laisser le groupe sculpté en place en l’accompagnant d’une plaque explicative sur laquelle on peut lire : « Inauguré en 1896, ce monument témoigne de la reconnaissance de toute une région à un Lillois, qui fut son défenseur face aux Prussiens, en 1870, lors de la débâcle de l’armée française. Les commanditaires de la statue ont choisi d’ancrer Faidherbe dans son action régionale, sans évoquer les campagnes de conquêtes coloniales, ni son rôle de gouverneur du Sénégal (1854-1861, 1863-1865). La Ville de Lille désapprouve l’action du général Faidherbe pendant la colonisation, lors des conquêtes et comme gouverneur du Sénégal. ». Un QR-code renvoie vers un dossier en ligne évoquant l’histoire et les enjeux mémoriels.
Ces différents exemples témoignent de la possibilité, voire la nécessité de contextualiser des œuvres qui font partie de notre espace commun. Les lettres acquises par la documentation du musée d’Orsay précisent les étapes de la création du monument et révèlent les hésitations qui furent celles des commanditaires, déjà en germe lors des choix iconographiques. Le travail des historiens, ici en lien avec la mairie de Lille, permet aujourd’hui d’expliquer et de concilier histoire et patrimoine. Ce fonds souligne ainsi l’importance des sources premières pour éclairer les œuvres du passé. Elles sont une priorité pour le Centre de ressources et recherche Daniel Marchesseau qui poursuit une politique active d’acquisition de fonds d’archives.
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Notes
- https://www.musee-orsay.fr/fr/articles/les-fonds-darchives-199562. ↩︎
- L’Illustration, 24 octobre 1896, p. 332 ; Le Monde illustré, 31 octobre 1896, p. 283. ↩︎
- Anonyme, « Antonin Mercié », Nos contemporains, 1re série, 1892, p. 165-170. ↩︎
- Antonin Mercié, David, 1869 (exemplaire de 1872), Paris, musée d’Orsay, RF 186 (https://www.musee-orsay.fr/fr/oeuvres/david-16003). ↩︎
- Charles Marie Widor, Notice sur la vie et les travaux de M. Antonin Mercié (1845-1916), Paris, Firmin-Didot et Cie, 1917, p. 1-19. ↩︎
- https://anosgrandshommes.musee-orsay.fr/index.php/Detail/objects/2375. ↩︎
- Hervé Oursel, « Monument Faidherbe, esquisse », in De Carpeaux à Matisse. La Sculpture française de 1850 à 1914 dans les musées et les collections publiques du Nord de la France (catalogue d’exposition, Calais, Lille, Arras, Boulogne-sur-Mer et Paris, 1982-1983), Anne Pingeot, Chantal Martinet et Antoinette Le Normand-Romain (dir.), Lille, Éditions de l’association des conservateurs de la région Nord-Pas-de-Calais, 1982, p. 265-266. ↩︎
- Christine Vogt, « Un artiste oublié : Antonin Mercié », La Sculpture du XIXe siècle, une mémoire retrouvée. Les Fonds de sculpture, Rencontres de l’École du Louvre, 21-27 avril 1986, Paris, La Documentation française, 1986. ↩︎
- Voir Marie-Emmanuelle Desmoulins, « Antonin Mercié (1845-1916). Sa vie, son œuvre », mémoire de maîtrise sous la direction d’Y. Bruand, Toulouse, université de Toulouse Le Mirail, soutenue en 1985. ↩︎
- Bénédicte Grailles, « Louis Faidherbe, général républicain et fils du Nord. Entre image d’Épinal et culte régional (1870-1914) », Revue du Nord, 2003/2, no 350, p. 359-378. ↩︎
- Lettre citée dans Hervé Oursel « Monument Faidherbe, esquisse », op. cit., ms. 1695. ↩︎
- Lettre DOC.MO.2024.2.4, du 20 novembre 1889. ↩︎
- Lettre DOC.MO.2024.2.3, du 10 novembre 1889. ↩︎
- Chantal Martinet, « Le concours », La Sculpture française au XIXe siècle, Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 1986, p. 216-223. ↩︎
- Rodin cité dans François Blanchetière, « Le Balzac de Rodin, un tournant dans l’histoire des monuments », Monumental Balzac, Petite histoire des grands monuments au grand écrivain, Tours, musée des Beaux-Arts, et Paris, In Fine éditions d’art, 2019, p. 94-147. ↩︎
- La lettre DOC.MO.2024.2.2 de Pujol concerne la validation par la commission de la grille au sol du monument. ↩︎
- Antonin Mercié, Sculptor of the Lee Monument. The French Academic Tradition in American Public Sculpture (catalogue d’exposition, Richmond, Marsh Gallery, 10 octobre – 7 novembre 1990), Joseph T. Knox (dir), Richemond, The French Institute, 1990. ↩︎
- La sculpture est aujourd’hui conservée au Petit Palais – musée de la Ville de Paris : https://www.petitpalais.paris.fr/oeuvre/gloria-victis. ↩︎
- Hervé Oursel, « Monument Faidherbe, esquisse », op. cit., dans lequel la source n’est malheureusement pas citée précisément. ↩︎
- Le général Faidherbe est l’auteur d’ouvrages d’ethnographie et de géographie sur l’Afrique occidentale. Il publie également un ouvrage de linguistique sur les langues locales ouolof, sérère et soninké : Langues sénégalaises : wolof, arabe-hassania, soninké, sérère, notions grammaticales, vocabulaires et phrases, Paris, E. Leroux, 1887. ↩︎
- Antonin Mercié, Monument équestre à Faidherbe, 1891-1895, esquisse en plâtre, H. 53 cm, Lille, Palais des Beaux-Arts, SPB S. 18, https://pba-opacweb.lille.fr/fr/notice/spb-s-18-monument-equestre-a-faidherbe-3e9f8e96-8eb0-4009-b587-437dfdbf9d7e. ↩︎
- Antonin Mercié, Tête du général Louis Faidherbe, plâtre patiné, H. 47 cm, Lille, Palais des Beaux-Arts, SPB S. 19, https://pba-opacweb.lille.fr/fr/notice/spb-s-19-tete-du-general-louis-faidherbe-1818-1889-4f9cd5d6-e77d-4202-b2e0-a030ae065528. ↩︎
- Hervé Oursel, « Monument Faidherbe, esquisse », op. cit. et p. 340. ↩︎
- « Projet pour le monument Faidherbe à Lille », Documents et dessins d’architecture, Catalogue no 17, Paris, Librairie galerie Alain Cambon, 2014, no 8. ↩︎
- Lettre DOC.MO.2024.2.1. ↩︎
- Dépouillement disponible à la documentation du musée d’Orsay. ↩︎
- Voir supra, note 10. ↩︎
- Voir la base en ligne À nos grands hommes, consultée le 05/05/2025 : https://anosgrandshommes.musee-orsay.fr/index.php/Detail/objects/2375. ↩︎
- Il a d’abord participé à la conquête de l’Algérie entre 1849 et 1852, avant de devenir gouverneur colonial du Sénégal de 1854 à 1861 puis de 1863 à 1865. Défenseur de la colonisation, justifiant parfois la violence contre les populations locales, Faidherbe a contribué au développement économique du Sénégal et en a dessiné les frontières actuelles. Voir Yves-Jean Saint-Martin, Le Sénégal sous le second Empire: Naissance d’un empire colonial (1850-1871), Paris, Karthala, 1989. ↩︎
- Jacqueline Lalouette, Les Statues de la discorde, Paris, Passés Composés, 2021, p. 107-110. ↩︎
- Bertrand Tillier, La Disgrâce des statues, essai sur les conflits de mémoire, de la révolution française à Black Lives Matter, Paris, Fayot, 2022. ↩︎
- Emmanuel Fureix, « Déboulonnages et dévoilements : l’histoire en morceaux ? », Écrire l’histoire, 20-21, 2021, p. 229-232. ↩︎
- https://www.memoire-esclavage-bordeaux.fr/parcours-memoriel/musee-daquitaine. ↩︎
- Peter Bate, Le Roi blanc, le caoutchouc rouge, la mort noire, 2004, et Les Ravages du roi belge Léopold II, 2013. ↩︎
- Pierre Ismard (dir.), Les Mondes de l’esclavage, une histoire comparée, Paris, Éditions Points, 2024. ↩︎
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Nadège Raymond-Clergue (11 septembre 2025). Un fonds d’archives consacré au monument au général Faidherbe, exemple de la contestation des statues dans l’espace public. Le carnet des musées d’Orsay et de l’Orangerie. Consulté le 15 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14miu
