« Triviales et légendaires ». Les palettes du musée d’Orsay
L’exposition « Post-impressionnisme. Au-delà des apparences », présentée au Louvre Abu Dhabi du 16 octobre 2024 au 9 février 2025, s’organisait autour d’une salle ronde donnant accès à des espaces monographiques consacrés aux représentants de la peinture des années 1886 à 1905. Les commissaires de l’exposition1 avaient choisi d’annoncer chaque espace par une vitrine exposant la palette de l’artiste, afin de guider d’emblée le regard du visiteur vers cet objet utilitaire et symbolique, au statut particulier.

Collection Louvre Abu Dhabi, Saadiyat Cultural District
Photo © Département de la Culture et du Tourisme – Abu Dhabi / Photo par Ismail Noor – Seeing Things
Les palettes, objets de fascination, ont parfois fait l’objet d’études approfondies, la plus célèbre d’entre elles étant l’ouvrage publié en 1931 par René Piot sur les palettes de Delacroix2. Cependant, lorsqu’elles sont entrées dans les collections d’un musée, elles ont aussi parfois été reléguées au fond des réserves, tombant ainsi dans l’oubli. En 2017, au musée d’Orsay, Clémentine Lemire, alors chargée d’études documentaires, et Matthieu Leverrier, régisseur des œuvres, ont engagé un travail de fond sur la collection des objets d’artistes du musée, d’abord avec l’objectif d’en identifier les différents éléments et d’en assurer un meilleur conditionnement. Ce premier travail d’identification a rapidement suscité un regain d’intérêt pour ces objets, de la part des équipes scientifiques du musée mais aussi des chercheurs extérieurs, dans un contexte où plusieurs manifestations portant sur ces problématiques se préparaient. Citons par exemple deux journées d’études organisées au musée Delacroix (« Fétichisme ? Objets d’artistes dans les musées », le 27 septembre 20223), lors de laquelle les objets du musée d’Orsay ont fait l’objet d’une communication4, et au musée Bourdelle (« Les artistes et leurs objets. Une approche sensible et mémorielle », le 22 avril 20245) ; ou encore les expositions « Ingres et Delacroix. Objets d’artistes6 », et « Bourdelle. La mémoire des objets7 ».
Un retour sur la singularité de ces collections et sur les travaux qu’elles ont suscités au musée d’Orsay permet d’en éclairer les enjeux.

Photos © musée d’Orsay (dist. GrandPalaisRmn) / Patrice Schmidt (OD 11 ; OD 30 ; OD 107) ; © GrandPalaisRmn (musée d’Orsay) : Hervé Lewandowski (ODO 1994 1, 4 ; ODO 1992 1 ; OD 83 ; RF 1952 30 ; RF 1983 90), Tony Querrec (ODO 1994 3), image GP-RMN (OD 21) ; © droits réservés (ODO 1994 2).
Des mains de l’artiste aux réserves du musée
Contrairement aux musées monographiques, qui possèdent en général un ensemble important d’objets ayant appartenu à un même artiste, le musée d’Orsay ne conserve qu’une quinzaine de palettes, provenant d’artistes différents – objets choisis, aujourd’hui isolés.
Outre les palettes de Paul Cézanne8, Vincent Van Gogh9, Paul Gauguin10 et Georges Seurat11, présentées dans l’exposition d’Abu Dhabi, aux côtés d’une palette de Pierre Bonnard12, prêtée par le Petit Palais, et d’une palette supposée ayant appartenu à Henri de Toulouse-Lautrec conservée au musée Toulouse-Lautrec à Albi, le musée d’Orsay possède également les palettes d’Eugène Carrière13, d’Alphonse Osbert14 et d’Edgar Degas15. Deux boîtes à peindre, ayant appartenu respectivement à Auguste Renoir16 et à Alphonse Osbert17, contenant chacune une palette, ainsi qu’une petite boîte d’aquarelle utilisée par Édouard Manet18, dont l’intérieur du couvercle a fait office de palette, complètent cette collection.
Ces objets sont très simples et ne résultent pas d’un matériau noble ou d’une mise en œuvre élaborée. Il s’agit, le plus souvent, d’une simple planche de bois rectangulaire et trouée pour se laisser saisir, choisie pour sa surface lisse et son poids léger. Parfois, deux charnières relient deux morceaux de planches pour la rendre pliable et transportable : des petites butées empêchent alors les deux surfaces de se toucher lorsque la palette est pliée, permettant ainsi un transport rapide sans nettoyage ou temps de séchage. La taille de certaines les rend un peu plus exceptionnelles : c’est le cas de la palette de Carrière, qui est constituée d’une planche très fine de plus de 70 cm de long, à la courbure travaillée.

Bois, 32,5 × 43,8 cm
Paris, musée d’Orsay, achat, 1952, RF 1952 30
Photo © GrandPalaisRmn (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
La valeur de ces objets courants et peu onéreux réside tout d’abord dans leur appartenance première à l’artiste, rendant les questions de provenances essentielles. Leur mode d’entrée dans les collections nationales procède d’ailleurs d’une longue histoire, elle-même très signifiante sur la valeur accordée à ces objets dans le temps. La majorité des palettes sont ainsi entrées dans les collections publiques par l’intermédiaire des héritiers de l’artiste, ce qui garantit leur authenticité. Lorsque l’artiste n’a pas lui-même volontairement conservé des objets en vue de leur muséification, ce sont souvent les proches, les admirateurs ou les collectionneurs qui les ont conservés dans un premier temps, malgré sa négligence voire contre sa volonté. Deux palettes, celle de Cézanne et celle de Van Gogh, ont la même provenance : c’est Paul Gachet, fils du docteur Gachet, à Auvers-sur-Oise, qui a offert au musée du Louvre, en 1951, un ensemble d’objets souvenirs ayant appartenu à son père et qui avaient été utilisés par ces deux artistes. Avant ce don, Paul Gachet avait publié en 1928 une brochure intitulée Souvenirs de Cézanne et Van Gogh à Auvers, comprenant des « Natures mortes [photographiques] composées avec des objets choisis et peints dans la maison du Docteur Gachet, par Paul Cézanne et Vincent Van Gogh ou ayant trait à leur séjour19 ».

Photos © documentation du musée d’Orsay
Sont ainsi présentés des objets usuels comme des vases, un verre, un couteau… mais aussi des objets de travail, comme les deux palettes que Gachet prêtait aux artistes quand ils avaient oublié la leur, et qu’il a gardées en souvenir des tableaux qu’elles ont servi à peindre chez lui20. Les palettes de la collection sont entrées parfois seules, parfois au sein d’une collection d’objets liés à la mémoire de l’artiste. La palette de Carrière, par exemple, a été acquise en même temps que le moulage du masque mortuaire et des mains jointes de l’artiste. La majorité de ces objets, en revanche, sont entrés par libéralité : dons, legs, donations… donc sans contrepartie financière. On peut émettre l’hypothèse que, dès l’entrée dans les collections, on reconnaît que leur valeur n’est ni artistique ni marchande.
Le cas de Degas est particulier puisque le musée conserve six palettes de cet artiste. La collection des objets lui ayant appartenu s’est formée par trois entrées successives. En 1934, une palette de Degas est achetée auprès de Pierre de Gas, neveu de l’artiste. L’acquisition est faite sur les fonds du Conseil des Musées, suivie par le département des Peintures du Louvre, mais la palette est immédiatement remise au service des Archives du Louvre puis à sa bibliothèque. L’objet y reste, jusqu’en 1989, accroché à la porte d’un bureau. En 1964, le don d’un ensemble d’objets par la famille Nepveu-Degas contient une autre palette. L’arrêté concernant ce don, offert en octobre 1964 et reçu en 1965, date de 1967. Pourtant, pendant plusieurs années, ce fonds a été réputé par erreur entré en 1972. C’est en 1998 qu’un premier travail de documentation est finalement entrepris sur ces objets, soit trente-quatre ans après le don. Enfin, en 1995, Madame Robert Devade, descendante de René de Gas, frère de l’artiste, donne au musée d’Orsay, par l’intermédiaire de la Société des Amis du musée d’Orsay, quatre palettes de Degas, des plaques photographiques et quelques pièces de correspondance familiale.
Le cas des palettes de Degas, acceptées dans les collections du musée du Louvre puis du musée d’Orsay mais dont le traitement, l’étude et la valorisation sont laissés de côté pendant plusieurs années, est particulièrement révélateur de la difficulté et de l’incertitude des institutions face à de tels objets.
Œuvres, archives, ou objets hybrides ?
L’étude des archives et des inventaires montre qu’après l’arrivée de ces objets dans les collections, la question de leur statut a rapidement posé problème. Leur traitement est souvent, pendant plusieurs années, laissé en suspens. La question de leur inscription sur les inventaires, ces derniers étant réservés aux œuvres, est soulevée. La frontière entre objet d’artiste et œuvre d’art n’est d’ailleurs pas toujours évidente : dans les collections du musée d’Orsay par exemple, la palette de Carrière est ornée d’une tête d’enfant et d’une tête d’homme esquissées au milieu des échantillons et des mélanges de couleurs. La boîte à peindre d’Osbert contient également deux esquisses réalisées sur des planches de bois insérées dans son couvercle (voir illustration infra)21.
Au Louvre, un inventaire spécifique, « OD » pour « Objets documentaires », est créé en 1952, lors de l’arrivée du don Gachet, mais il est décidé d’y inscrire rétrospectivement les objets d’artistes qui étaient entrés à une date antérieure. Cependant, son existence n’a pas mis un terme au débat puisque certaines palettes, comme celle de Carrière, entrée en 1983, ont reçu un numéro RF et ont été inscrites sur les inventaires des peintures. D’autres, comme l’une des palettes de Degas, ont reçu à la fois un numéro OD et un numéro RF22, alimentant la confusion administrative autour de ces objets.
Un certain nombre de palettes inscrites sur cet inventaire rejoignent les collections du musée d’Orsay au moment de sa création23. Dès 1983, Michel Laclotte, alors Inspecteur général des Musées, chargé des collections du musée d’Orsay, transmet une note à Hubert Landais, directeur des Musées de France, dans laquelle il appelle de ses vœux la création d’« un nouvel inventaire pour [l]es objets à caractère souvent documentaire (objets, souvenirs, documents imprimés) » et propose de l’intituler « ODO (Objets documentaires Orsay)24 ». Il destine cet inventaire aux « objets appartenant à des catégories non encore prévues actuellement – ni peintures, ni sculptures, ni dessins, inscrits sur les inventaires du Louvre, ni objets d’art (OAO), ni documents graphiques en rapport avec l’architecture et l’art décoratif (ARO), ni photographies (PHO)25 ». Il indique que ce nouvel inventaire devra recevoir les différents souvenirs d’artistes appartenant aux collections nationales et précise qu’il s’agira aussi bien d’objets à deux qu’à trois dimensions. Il est intéressant de constater que les objets d’artistes sont ainsi définis en creux, par ce qu’ils ne sont pas.
Créé certainement dès la fin de l’année 1983, avec quelques inscriptions rétrospectives puisque le premier numéro date de 1982, cet inventaire a accueilli les objets d’artistes entrés dans les collections depuis l’ouverture du musée d’Orsay. Ces objets bénéficient, pour ainsi dire, d’un traitement « mi-œuvre, mi-archive » au sein de la documentation de la Conservation : décrits dans la base de données des œuvres mais bénéficiant d’un instrument de recherche à la manière des fonds d’archives privées26, ils sont présentés aux chercheurs dans les réserves mais aussi, régulièrement, en salle de lecture.
Quelle place pour les palettes d’artistes au musée ?
Acquises, inventoriées, conditionnées et décrites, les palettes ont trouvé leur place administrative et physique dans les collections du musée. Force est de constater qu’elles sont régulièrement sollicitées par des chercheurs, pour des études originales, mais aussi par le public souvent demandeur et conquis par la vision de ces objets.
Les écrits qui accompagnent l’entrée des palettes dans les collections montrent que ces legs sont investis d’une valeur sentimentale : ils matérialisent et perpétuent la mémoire des artistes à qui elles ont appartenu. Lors de l’entrée dans les collections de la boîte à peindre de Renoir, Germain Bazin écrit ainsi à Jean Renoir, le fils de l’artiste, qu’il est « extrêmement touché par la donation de cet objet très émouvant27 ». André Malraux, évoquant la présentation au Conseil des Musées de la collection Gachet, fait part de cette émotion quelques années plus tard quand il écrit : « Il est des collections plus vastes ou plus spectaculaires ; je n’en ai jamais vu de plus émouvantes. Sur les crédences, […] voici une palette de Cézanne, la dernière palette de Van Gogh aux coulées vermiculaires ; et deux tubes à demi pleins, lourds et durs, dont l’étain porte encore la trace des doigts qui, le 29 juillet, allaient pour jamais cesser de pousser les couleurs. […] L’apparent fétichisme qui [les] fit conserver […], c’est celui du temps où les vrais peintres étaient une secte réprouvée, et ceux qui les admiraient, une communauté.28 » Bien des années plus tard, cette émotion devant les palettes, qui créent des liens invisibles mais puissants avec les artistes qui les ont possédées, est toujours vive : c’est ainsi que Jean-Philippe Delhomme et Maylis de Kerangal, deux artistes en résidence au musée d’Orsay entre 2019 et 2021, leur ont rendu un hommage particulier (voir infra).
Le lien très étroit entre ces objets et la mort des artistes auxquels ils ont appartenu accentue leur pouvoir émotionnel : la palette semble avoir encore plus de valeur lorsqu’elle est « la dernière » à avoir été utilisée. Dans une lettre à Germain Bazin, Jean Renoir explique ainsi qu’« il existe plusieurs boîtes de couleurs ayant appartenu à Renoir. Celle-ci est la dernière. Il s’en est encore servi la veille de sa mort. Renoir était très méticuleux et veillait soigneusement à la propreté de sa palette. À la fin de sa dernière séance, pour la première fois, le nettoyage quotidien fut oublié.29 » La palette conservée au musée d’Orsay, présentée dans un état figé par la mort de l’artiste, devient alors un symbole du temps suspendu. Quelques étiquettes ou billets, rédigés par les donateurs et insérés dans ces objets, mettent souvent en évidence le rapport de ces objets au décès de l’artiste.
Au-delà de l’émotion qu’ils suscitent, ces objets nous invitent à questionner leur apport aux collections du musée et à l’histoire de l’art, à interroger ce qu’ils nous apprennent de leur époque. De façon assez évidente, la plupart des palettes du musée d’Orsay évoquent l’évolution de la pratique des peintres, notamment la peinture en plein air, rendue possible par l’invention des tubes et des chevalets légers — une méthode emblématique des impressionnistes des années 1860-1870. Les boîtes à peindre, comme celle de Renoir ou d’Osbert, si pratiques à transporter grâce à deux emplacements dans le couvercle pour y glisser des études non sèches, ou la petite boîte d’aquarelle de Manet, illustrent particulièrement bien ces nouvelles pratiques.
Ces objets nous renseignent également sur les fournisseurs des artistes : la boîte d’aquarelle de poche de Manet porte la mention « Rowney & Co », fournisseurs anglais de couleurs. Cette boîte semble typique du matériel anglais : il en existe une semblable dans le catalogue de Winsor & Newton de 1863. Assez coûteuse mais très pratique, elle permet de conserver les couleurs en petits parallélépipèdes de pigments comprimés ainsi que quelques petits pinceaux. Les deux couvercles servent de palettes lorsqu’ils sont ouverts30. Les tubes de couleurs de Van Gogh, entrés dans les collections en même temps que sa palette, proviennent de Tasset & Lhote, fabricants parisiens de couleurs et de toiles à tableaux, vendeurs d’appareils et de fournitures pour la photographie. La correspondance de Van Gogh à son frère Théo, chargé de passer les commandes de fournitures pour lui lorsqu’il s’installe à Arles, montre qu’il lui précise souvent de commander les tubes de couleurs à Tasset & Lhote31, considérant que la qualité est meilleure et qu’« ils [le] connaissent32 ». Les couleurs conservées, trois tubes de jaune de chrome et un tube de laque vermillon se trouvent, par exemple, dans la liste envoyée à Théo en avril 1888. Dans la lettre suivante, en remerciant son frère pour la commande reçue, Van Gogh commente le manque de stabilité de la laque géranium : « Tu as eu raison de dire à Tasset qu’il fallait ajouter la laque géranium tout de même, il l’a envoyée, je viens de vérifier. Toutes les couleurs que l’impressionnisme a mises à la mode sont changeantes, raison de plus de les employer hardiment trop crues, le temps ne les adoucira que trop.33 » Les couleurs employées par Van Gogh ont également fait l’objet d’une étude scientifique approfondie, notamment par l’analyse des matériaux présents sur la palette. Cette étude, menée en 2012 par Johanna Salvant, avec le Centre de recherche et de restauration des musées de France, dans le cadre de sa thèse de doctorat34, souligne qu’« une palette permet de distinguer les différentes peintures utilisées par l’artiste plus facilement que dans un tableau où les mélanges sont superposés35 ». La caractérisation précise des types de peinture blanche utilisés par Van Gogh (le blanc de plomb et le blanc de zinc) permet de mieux comprendre les choix de l’artiste, d’améliorer la conservation de ses œuvres et de fournir des éléments d’authentification et de datation.
Les palettes des artistes sont donc essentielles pour connaître leurs choix de matériaux et de fournisseurs, mais également pour ce qu’elles révèlent des processus de création. Dans sa lettre sur la boîte à peindre de Renoir, Bazin, immédiatement après avoir parlé d’émotion, questionne ainsi « la composition des couleurs qui existent encore sur la palette et dans les tubes de cette boîte36 ». Et de fait, lors du don, Jean Renoir insiste lui aussi sur cet « échantillonnage de couleurs aussi révélateur qu’un tableau terminé37 », préservé sur la palette de son père. Il promet alors une petite note explicative pour laquelle il sollicite Gabrielle Renard, nourrice de Jean et de ses frères, modèle de l’artiste, qui préparait les couleurs sur la palette et la portait lorsque Renoir ne pouvait plus en supporter le poids38. À partir des informations transmises par Gabrielle Renard, Jean Renoir rédige une note dans laquelle il explique que « Renoir mélangeait les couleurs directement sur la toile. Avant de tremper son pinceau, toujours très fin, dans une nouvelle couleur, il le nettoyait dans un verre d’essence ordinaire placé à sa portée. Il le séchait sur un chiffon et l’humectait dans les deux godets, l’un d’huile de lin, l’autre d’essence de térébenthine. Puis il prenait du bout du pinceau un peu de la couleur désirée et en effleurait le centre de la palette pour vérifier la densité, et peut-être aussi pour se remettre la couleur dans l’œil avant de l’appliquer sur quelque autre couleur précédemment posée sur la toile. Les couleurs qu’il employa pendant les dix dernières années de sa vie sont, de droite à gauche sur la palette : blanc d’argent, jaune de Naples, ocre rouge, terre de Sienne, vermillon français, vermillon de Chine, laque de Garance, bleu de Cobalt, terre verte, noir d’ivoire. Il usait du blanc en abondance, du noir autant que des autres couleurs, du vermillon de Chine parcimonieusement, du vermillon français presque jamais, dans certaines toiles pas du tout. Son fournisseur était Mullard en bas de la rue Pigalle.39 » On remarque effectivement, sur la palette, les couleurs disposées comme indiqué sur le tour et des petites touches au milieu, telles que décrites dans la note.
La palette de Seurat a également fait l’objet de descriptions et d’études à l’aune de la technique de l’artiste et de sa théorie des couleurs. En 1931, Robert Rey, dans La Peinture française à la fin du XIXe siècle. La Renaissance du sentiment classique, écrit ainsi que « Les amis de Seurat nous l’ont montré, tenant en main sa palette. Il y installe, dans l’ordre exact du spectre, une rangée discontinue de couleurs prises dans leurs tubes et correspondant le moins mal possible aux principales couleurs spectrales. Une rangée parallèle de monticules de blanc lui permettra d’établir la gamme descendante des tons de chaque tas de couleurs. Schématiquement, sa palette offrait à ce moment-là une série de rectangles distants, présentant chacun une couleur avec ses dégradations vers le blanc. S’il a besoin d’un répertoire chromatique plus complexe, il comblera les lacunes de cet échantillonnage en mêlant deux à deux, à l’exemple du spectre, les couleurs immédiatement voisines et exclusivement celles-là. Ce dernier point est important.40 » Ici, la palette représente l’incarnation matérielle des recherches de Seurat dans le domaine de la couleur. Frappante par l’organisation stricte des échantillons, la palette l’est aussi par l’absence de mélange entre les teintes non voisines. Tous les mélanges seront en effet optiques, provoqués par la juxtaposition de couleurs pures sur la toile, sans action sur la palette dont une moitié reste symboliquement inutilisée.

Palette en bois, peinture à l’huile, 27 × 36 cm
Paris, musée d’Orsay, don Françoise Cachin, 1981, OD 107
Photo © musée d’Orsay, dist. GrandPalaisRMN / Patrice Schmidt
Au-delà des couleurs et de leur organisation, les palettes rendent également sensible le geste de l’artiste. La palette prêtée par le docteur Gachet à Cézanne pour Une moderne Olympia témoigne par exemple de la touche buissonnante du peintre qui évolue vers l’impressionnisme pendant son séjour à Auvers-sur-Oise, tandis que la palette utilisée par Van Gogh pour peindre Marguerite Gachet au piano a conservé les traces de la gestualité dynamique de l’artiste qui, dans les derniers mois de sa vie à Auvers-sur-Oise, peint plus d’une toile par jour41. Le lien entre les palettes et les œuvres n’est, pour autant, pas toujours aisé à établir. Si l’on sait que le docteur Gachet a précieusement conservé les palettes qu’il avait prêtées aux artistes en souvenir des œuvres qui ont été peintes chez lui, dans d’autres cas, on frôle parfois la limite de ce qu’on peut déduire de ces objets et de ce qu’on serait tentés de leur faire dire sans preuve. Un exemple, toujours en discussion, concerne la palette de Gauguin et son tableau Village breton sous la neige : retrouvés ensemble dans la case de Gauguin après sa mort, ils sont entrés en même temps dans les collections publiques. Dès l’acquisition, il est dit que la palette, « colorée des mêmes teintes que le tableau », aurait servi à retoucher l’œuvre commencée en Bretagne. Sur cette base, de nombreux commentaires indiquent que Gauguin, peignant la neige sous le soleil des Marquises, aurait été pris de nostalgie pour la Bretagne avant sa mort. Pourtant cette interprétation est remise en cause en 1999, lors d’une exposition à la Bibliothèque nationale de France consacrée à Victor Segalen, qui a acheté cette palette et a, le premier semble-t-il, fait le lien entre la palette et le tableau, reconnaissant les couleurs du tableau sur la palette. Dans le catalogue de l’exposition, il est écrit qu’« un récent examen de laboratoire a démontré que les couleurs préparées ne correspondaient pas à celles du Village breton, mettant ainsi un terme à la fiction d’un Gauguin nostalgique peignant un paysage de neige au moment de sa mort comme un dernier adieu au monde occidental dont il s’était irrévocablement détourné42 ». Malheureusement, à ce jour, cette étude de laboratoire n’a pas pu être retrouvée, et ce lien entre palette et tableau reste ainsi dans l’incertitude.
Exposer des palettes
Le musée d’Orsay n’expose pas d’objets d’artistes dans le parcours permanent de ses collections. La palette de Seurat a été présentée quelques mois en regard de ses œuvres. La palette de Van Gogh a été mise en dépôt au musée Van Gogh à Amsterdam où elle a été montrée aux visiteurs de 2016 à 2024. En revanche, les objets d’artistes sont assez régulièrement prêtés et exposés, et il est intéressant d’examiner à quel titre (en tant qu’illustrations, œuvres, éléments de démonstration…) et dans quel type d’exposition (monographique, technique, historique, thématique…).
L’un des premiers exemples de présentation d’une palette au public nous est connu par une photographie prise au musée du Jeu de Paume en 1971 : on y voit une palette fixée dans une vitrine qui n’expose que les sculptures de l’artiste, ses tableaux étant accrochés aux murs de la salle. La palette a donc un statut d’objet mais se retrouve associée à des œuvres qu’elle n’a pas contribué à créer. Elle est fixée de biais, comme pour lui donner un rôle décoratif.

Photo © documentation du musée d’Orsay
Dans des expositions plus récentes, pour lesquelles nous avons davantage de documents, les objets liés à la création sont souvent montrés, notamment lorsque l’exposition évoque les techniques et la matérialité des œuvres. La boîte d’aquarelle de Manet a ainsi été présentée au milieu de ses croquis réalisés en plein air dans l’exposition « Aquarelle : atelier et plein air43 », qui interrogeait la pratique de ce medium ; la palette et la boîte de pastels de Degas dans « Degas Danse Dessin44 », où une vitrine niche était spécialement conçue pour ces objets ; ou encore deux palettes de Degas et la boîte à peindre de Renoir dans l’exposition « Couleurs de l’Impressionnisme45 ».

Photo © musée d’Orsay / Sophie Crépy
La vue des palettes d’artistes suscite, auprès du public, de nombreuses réactions. Lorsque le musée Van Gogh à Amsterdam a publié sur ses réseaux sociaux, en 2022, un film de quelques secondes présentant la palette de Van Gogh et ses tubes de couleurs, publication relayée par le musée d’Orsay, de nombreux commentaires ont suivi. Tandis que certains ont exprimé leur émotion en accompagnant de petits cœurs des commentaires élogieux sur ces objets « précieux d’un point de vue sentimental », d’autres ont ouvert le débat sur l’étude historique ou scientifique de ces objets en demandant des informations sur l’apparition des tubes ou sur la liste des couleurs présentes sur la palette. Certains artistes ont également répondu en partageant une photographie de leur propre palette.
Objets de leurs prédécesseurs, les palettes trouvent ainsi un écho dans le regard d’artistes d’aujourd’hui. Le peintre Jean-Philippe Delhomme, en résidence au musée d’Orsay en 2020-202146, s’est associé à l’autrice Maylis de Kerangal pour publier l’ouvrage Légendes des réserves47. Dans ce livre, vingt-neuf peintures réalisées par Delhomme sont inspirées des réserves du musée et, parmi elles, cinq représentent des palettes d’artistes (la boîte à peinture d’Osbert, ainsi que les palettes de Gauguin, Degas et Van Gogh). Dans le texte qui les accompagne, « Palettes-empreintes », Kerangal évoque le lien qui s’établit avec l’artiste en présence de ses effets ou de son matériel. Elle écrit : « Aussi ces traces intimes, charnelles, rémanentes, manifestent-elles le corps de l’artiste, sa touche propre, la vitesse de son geste, son souffle, elles situent une présence. Dans un battement de paupière, l’acte de peindre se perçoit en train de se faire, au présent de la peinture, ce présent électrisé, tremblé, mourant.48 » Elle conclut par cette phrase : « Et tandis que je quitte les réserves pour remonter à la surface, laissant derrière moi les chariots à ridelles et les gerbeurs électriques, les racks et les portiques de fer, c’est cette vision des réserves que j’emporte avec moi, cette vision qui les incarne, ces palettes de peintres triviales et légendaires.49 »
Image à la une
Palette d’Edgar Degas, entre 1855 et 1917
Palette en bois avec godet métallique fixé par une pince, 32 x 43 cm
Paris, musée d’Orsay, don Mme Robert Devade par l’intermédiaire de la société des Amis du musée d’Orsay, 1995, ODO 1994 4
Photo © GrandPalaisRMN (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
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Notes
- Jean-Rémi Touzet, conservateur au musée d’Orsay, et Jérôme Farigoule, conservateur en chef au Louvre Abu Dhabi. ↩︎
- René Piot, Les Palettes de Delacroix, Paris, Librairie de France, 1931 (en ligne sur Gallica). ↩︎
- Voir le site du musée Delacroix, en ligne. ↩︎
- Marie-Liesse Boquien, « Palettes, lunettes, casquettes… Les objets d’artistes du musée d’Orsay ». ↩︎
- Voir le site du musée Bourdelle, en ligne. ↩︎
- Exposition organisée par le musée national Eugène-Delacroix, à Paris, où elle a été présentée du 27 mars au 10 juin 2024, et par le musée Ingres Bourdelle, à Montauban, où elle a été présentée du 11 juillet au 10 novembre 2024. ↩︎
- Exposition organisée par le musée Ingres Bourdelle, à Montauban, où elle a été présentée du 7 juillet au 12 novembre 2023, et par le musée Bourdelle, à Paris, où elle a été présentée du 3 avril au 18 août 2024. ↩︎
- Voir en ligne (OD 21). ↩︎
- Voir en ligne (OD 30). ↩︎
- Voir en ligne (RF 1952 30). ↩︎
- Voir en ligne (ODO 107). ↩︎
- Voir en ligne (PPO3342). ↩︎
- Voir en ligne (RF 1983 90). ↩︎
- Voir en ligne (ODO 1992 1). ↩︎
- Voir en ligne (ODO 1994 2) ; voir en ligne (ODO 1994 3) ; voir en ligne (ODO 1994 1) ; voir en ligne (OD 11) ; voir en ligne (OD 83) ; voir en ligne (ODO 1994 4). ↩︎
- Voir en ligne (RF 1954 30). ↩︎
- Voir en ligne (ODO 1992 2). ↩︎
- Voir en ligne (ODO 2003 2). ↩︎
- Paul Gachet, Souvenirs de Cézanne et de Van Gogh à Auvers, Paris, Les Beaux Arts, 1928, p. 1. ↩︎
- Paul Cézanne, Une moderne Olympia, entre 1873 et 1874, huile sur toile, Paris, musée d’Orsay, RF 1951 31, et Vincent Van Gogh, Marguerite Gachet au piano,1890, huile sur toile, Bâle, Kunstmuseum, Inv. 1635. ↩︎
- Pour ce cas particulier, il a été décidé d’inventorier la boîte à peindre comme un objet documentaire et de donner deux numéros d’inventaire peinture aux esquisses (RF 1992 402 et RF 1992 403), bien qu’elles demeurent physiquement conservées dans la boîte. ↩︎
- La palette OD 11 a pour autre numéro d’inventaire RF 3845 (voir en ligne). ↩︎
- Il s’agit principalement du don Paul Gachet (objets souvenirs de Vincent Van Gogh et Paul Cézanne, OD 21 à OD 39) et de la donation Nepveu-Degas (objets souvenirs d’Edgar Degas, OD 84 à OD 99) auxquels s’ajoutent quelques pièces isolées : une palette d’Edgar Degas (OD 11) et une palette de Seurat donnée par Françoise Cachin en 1981 (OD 107). ↩︎
- Lettre de Michel Laclotte à Hubert Landais, 10 octobre 1983. Copie conservée dans le registre d’inventaire ODO du musée d’Orsay. ↩︎
- Idem. ↩︎
- Voir le guide de recherche en ligne. ↩︎
- Lettre de Germain Bazin, conservateur en chef au département des Peintures et Dessins, à Monsieur Jean Renoir, octobre 1954, Documentation du musée d’Orsay, dossier d’œuvre (RF 1954 30). ↩︎
- André Malraux, « Fidélité », in Germain Bazin (dir.), Van Gogh et les peintres d’Auvers chez le docteur Gachet, album spécial de L’Amour de l’Art, 1952 (IIIe trimestre), p. 5-6. ↩︎
- Lettre de Jean Renoir à Germain Bazin, 3 novembre 1954, Documentation du Musée d’Orsay, dossier d’œuvre (RF 1954 30). ↩︎
- Catalogue de Windsor & Newton, Londres 1863, p. 17, publié dans Van Gogh à l’œuvre (catalogue d’exposition, Amsterdam, Van Gogh Museum, 1er mai 2013 – 12 janvier 2014), Marije Vellekoop (dir.), Amsterdam, Van Gogh Museum, et Arles, Actes Sud, p. 54. ↩︎
- Van Gogh à l’œuvre, op. cit., p. 166. ↩︎
- Vincent Van Gogh, Correspondance générale /3, Paris, Gallimard, 1990, p. 75. ↩︎
- Vincent Van Gogh, Correspondance générale /3, op. cit., p. 79. ↩︎
- Johanna Salvant, « Caractérisation des propriétés physico-chimiques des matériaux de peinture employés par Van Gogh : les peintures blanches », thèse de doctorat, Paris, université Pierre et Marie Curie, 2012. ↩︎
- Johanna Salvant, Rapport du Centre de recherche et de restauration des musées de France no 24751, p. 2. ↩︎
- Lettre de Germain Bazin, conservateur en chef au département des Peintures et Dessins, à Monsieur Jean Renoir, 14 octobre 1954, Documentation du musée d’Orsay, dossier d’œuvre (RF 1954 30). ↩︎
- Lettre de Jean Renoir à Germain Bazin, 3 novembre 1954, Documentation du musée d’Orsay, dossier d’œuvre (RF 1954 30). ↩︎
- « […] un peu avant la mort [d’Auguste], attentive à ses moindres gestes et préparant – ce qu’il ne pouvait plus faire – ses toiles et ses couleurs. Je revois notre « Ga » tenant la palette dont il ne pouvait plus supporter le poids. » Claude Renoir, « Adieu à Gabrielle de notre enfance », Paris Match no 518, 14 mars 1959. ↩︎
- Lettre de Jean Renoir à Germain Bazin, 3 novembre 1954. Documentation du musée d’Orsay, dossier d’œuvre (RF 1954 30). ↩︎
- Robert Rey, La Peinture française à la fin du XIXe siècle. La Renaissance du sentiment classique. Degas – Renoir – Gauguin – Cézanne – Seurat, Paris, Les Beaux-Arts, 1931, p. 114. ↩︎
- Voir supra, note 20. ↩︎
- Mauricette Berne (dir.), Victor Segalen voyageur et visionnaire (catalogue d’exposition, Paris, Bibliothèque nationale de France, 5 oct. – 31 déc. 1999), Paris, Bibliothèque nationale de France, p. 50. ↩︎
- « Aquarelle : atelier et plein air », exposition présentée au musée d’Orsay du 27 mai au 7 septembre 2008 (voir en ligne sur le site du musée d’Orsay). ↩︎
- « Degas Danse Dessin. Hommage à Degas avec Paul Valéry », exposition présentée au musée d’Orsay du 28 novembre 2017 au 25 février 2018 (voir en ligne sur le site du musée d’Orsay). ↩︎
- « Colors of Impressionism. Masterpieces from Musée d’Orsay », présentée à la National Gallery de Singapour du 16 novembre 2017 au 11 mars 2018 et à l’Art Gallery of South Australia, à Adélaïde, du 28 mars au 29 juillet 2018 ; « Les couleurs de l’impressionnisme. Chefs-d’œuvre des collections du musée d’Orsay », exposition présentée au musée Mohammed VI d’Art moderne et contemporain, à Rabat, du 9 avril au 31 août 2019. ↩︎
- Voir en ligne sur le site du musée d’Orsay. ↩︎
- Voir en ligne sur le site du musée d’Orsay. ↩︎
- Maylis de Kerangal et Jean-Philippe Delhomme, Légendes des réserves, Paris, musée d’Orsay et Gallimard, 2022, p. 12-13. ↩︎
- Maylis de Kerangal et Jean-Philippe Delhomme, op. cit., p. 13. ↩︎
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Marie-Liesse Boquien (3 octobre 2025). « Triviales et légendaires ». Les palettes du musée d’Orsay. Le carnet des musées d’Orsay et de l’Orangerie. Consulté le 16 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14ulp


